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Claire & Yvan GOLL
Claire & Yvan GOLL
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3 décembre 2008

Robert Kemp en 1958 Souvenir d'Yvan Goll

Robert Kemp : Souvenir d'Yvan Goll

Mesdames, Messieurs,

Vous ne mesurez pas, j'en ai peur, le profond regret que j'éprouve à ne pas être ce soir parmi vous. Il a fallu que, les engagements pris depuis deux mois, les affiches collées, les notes de journaux imprimés, je fusse forcé de parler à Genève de Pirandello, pour ne pas m'associer à vous dans l'hommage rendu à Yvan Goll. Assurément, là comme ici, je me sentirai au service des lettres. Mais, Pirandello n'a plus guère besoin de nous. Sa gloire a éclaté. Celle d'Yvan Goll est encore presque secrète, lovée dans le souvenir de quelques initiés.

         Yvan Goll !  !  Je les ai connus, Claire et lui, chez une grande artiste, peut-être la plus grande musicienne de notre époque, Wanda Landowska ; nous nous sommes rendus, tantôt à Montmartre quand la grande claveciniste, l(interprète sans égale de Bach, de Mozart, de Scarlatti, nous réunissait autour d'un borsch à la polonaise, et d'un immense bassin où flottaient comme des nénuphars , de larges champignons, des cèpes aux parfums violents.

Et des bougies de cire noire nous éclairaient en clignotant .

         Ou encore, dans la maison de Wanda à Saint-Leu, quand , après le dîner, ses cheveux noirs desserrés, et voltigeant sur ses épaules, elle jouait La Fantaisie chromatique , pour nous seuls, les odeurs nocturnes du jardin entrant en bouffées par la fenêtre ouverte ; ou quelques unes de ses chères Variations Goldberg .

Ce qui me frappait en eux, c'était d'abord le caractère pathétique du couple humain, d'une harmonie : comme si deux corps ne pouvaient vibrer, comme les deux cordes d'un la aigu au piano, sans que l'autre, son jumeau, ne vibrât à la même seconde .

C'était aussi le caractère étrange, les tons dorés, l'aura poétique des deux êtres, toujours près l'un de l'autre, elle appuyée sur lui, épaule contre épaule.

         C'était aussi la physionomie d'Yvan, si particulièrement poétique . Non poétique à la façon romantique d'un Byron ou d'un Lamartine ; mais songeuse, inquiète, tourmentée, secouée de frissons angoissés ; et ce regard qui semblait toujours vous interroger, avec un peu de méfiance ….

         Voilà dix ans bientôt, en février 1950, qu'Yvan Goll est mort de leucémie à l'hôpital américain de Paris . Cette soirée-ci devrait être le terme du couloir de ténèbres que tout poète est fatalement contraint de suivre avant de déboucher dans la large notoriété. Je le souhaite bien . Car Yvan Goll a mérité une revanche.

         Les professeurs de littérature ne parlent pas assez de lui. Ainsi, le fameux Lanson, aide-mémoire des Facultés, parle d'Apollinaire et d'Eluard, mais n'admet pas Yvan Goll dans son index. Il est vrai qu'il oublie aussi Saint-John Perse et Pierre Jean-Jouve. Le Bédier-Hasard est de même muet  … Le Jasinski, le Kléber Haedens, le gros ouvrage de chez Delagrave, Neuf siècles de littérature française, auquel j'ai collaboré - mais pas pour le chapitre de la poésie, - oublie de le mentionner . Le soigneux René Lalou, loue en quatre mots "les gentils duos surréalistes de Claire et Yvan Goll" , ce qui ne donne pas une idée bien nette de l'œuvre du mari  … Le nouveau dictionnaire d'auteurs dramatiques, tout frais, de Bergeaud, si précieux, ne place pas, comme il le devrait, Yvan Goll entre Gogol et Goncourt . Henri Clouard, plus généreux, dit que cette poésie, de Claire et d'Yvan, "vise à l'essentiel" . Il parle d'une synthèse idéaliste à force de raccourcis et d'allusions elliptiques . Il les désigne comme "annonciateurs du surréalisme": il nomme le grand poème de Jean sans Terre ; mais il blâme une "prosodie capricieuse" qui empêche qu'on ne retienne leurs vers . C'est l'éternel procès fait au vers libre et aux techniques irrégulières  … Enfin, c'est un peu mieux .

         Il est vrai que cette technique est fatale. Elle éloigne le vulgaire ; ne livre ses charmes délicats qu'aux vrais amis, si rares , de la poésie, et aux spécialistes de la métrique . Yvan Goll a eu, chez nous , contre lui, d'être un poète bilingue. Il était fils d'un alsacien et d'une lorraine, né à Saint-Dié, et fut instruit dans des écoles et à la Faculté de Strasbourg sous le joug allemand . Il n'est arrivé à Paris qu'en 1919. Mais, dès lors, c'est sa vraie langue maternelle, le français, qu'il a employé, avec des raffinements exquis 

         De cette poésie, que loue le poète unanimiste Jules Romains et quelques autres dans le livre  de la collection Seghers, Poètes d'aujourd'hui . Jules Romains détache surtout du vaste poème de Jean sans Terre , "personnage intérieur du poète". Aussitôt après, Marcel Brion peint Goll comme "un être rayonnant" tout illuminé de poésie"  …" Au niveau de la cime des arbres ou caressant la pointe de la Tour Eiffel ". Il parle de sa mélancolie poignante, présence anticipée de la mort  …"

         Mais je pense que ce soir, c'est surtout du poète qu'on va parler. Je n'ai, (critique dramatique qui n'a jamais rien vu jouer d'Yvan Goll) qu'à dire l'impression que me laisse la lecture de son théâtre. Non tout entier . je ne connais ni Mélusine, ni Phèdre, oeuvres écrites pour la musique, ni l'Ecurie d'Augias , ni Ame par dessus-bord qui sont en langue allemande. J'ai lu Mathusalem et Assurance contre le suicide . Ce sont des fantaisies cocasses, mais intimement pénétrées des venins de la satire ; des pièces qui, trente ans d'avance, annonçaient Beckett et Ionesco; l'auteur de Fin de partie  et d'En attendant Godot ; l'auteur de La Cantatrice chauve  et de Comment s'en débarrasser . Les mêmes propos ininterrompus, qui aboutissent à créer des personnages grotesques et hideux ; le vieux bourgeois avare, conformiste, Mathusalem , fabricant de chaussures, parle avec son épouse, au début, exactement et de la même façon drolatique, irrésistiblement comique, dont dialogue le couple bourgeois de  La Cantatrice…L'Assurance contre le suicide , plus débridée encore, agite des fantoches absurdes et dignes d'être assommés par celui qui les écoute. C'est une drôlerie pessimiste, si je puis dire, d'un élan et d'une imagination extraordinaires, - dans le baroque . Le succès qu'on fait à Beckett et à Ionesco, Goll, apparaissant aujourd'hui, l'obtiendrait et en serait aussi digne qu'eux . Ce fût le sort de Goll dramaturge. Reste la cour d'appel ; et l'espoir qu'un audacieux directeur profite de l'atmosphère favorable qui nous entoure pour tenter une représentation de Mathusalem , la plus facile à jouer des deux pièces .

                                               Robert Kemp

21 novembre 1958 : Soirée donnée en hommage à Yvan Goll, à la Galerie Devèche à Paris sous la présidence de Robert Kemp : Souvenir d'Yvan Goll , avec la participation de Edmée de la Rochefoucault, Alain Bosquet, Georges Cattani et Jules Romains .

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