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Claire & Yvan GOLL
Claire & Yvan GOLL
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8 août 2010

correspondance 1920 à 1930

Yvan Goll

  Claire Studer-Goll

 Rainer Maria-Rilke

 Marquis de Casa-Fuerte                                                                                        Paula Ludwig

 Audiberti      et divers


 1920

 

 

Rainer-Maria Rilke - Manoir Shönenberg bei Pratteln, Bâle 2 mai 1920

 J'ai honte, Chère Liliane, d'avoir laissé sans réponse vos messages, jusqu'au point que vos dernières lettres aient dû faire un long long détour pour arriver à moi.

Vous me voyez dans un moment d'une telle incertitude, que j'aurais de la peine à vous exposer ma situation. Mon séjour en Suisse est à la veille d'expirer —, par raison d'argent le seul pays qui me serait possible c'est l'Allemagne, mais vous comprenez que ce n'est pas vers cette direction que je me sens attiré. D'ailleurs, le gouvernement bavarois refuse le séjour à tous les étrangers, qui n'étaient pas fixés à Munich avant le 1er août 1914, il est très probable qu'on ne me laisse pas entrer. Désormais, j'ai le droit sur un passeport tchécoslovaque, j'espère que l'on me le délivrera ces jours-ci, il faciliterait mon retour à Paris, mais le change est encore trop mauvais pour que je puisse y vivre avec mes marks. C'est cette même difficulté qui m'empêche d'aller en Italie...je ne sais donc pas où me diriger et vous comprenez que cette incertitude me ronge. C'est elle, du reste, qui cause et qui prolonge mon silence, avec, en même temps, beaucoup de malaise dont je suis tracassé les derniers mois.

 Le sort de mon appartement à Munich se décidera ces jours-ci. Je crains de n'être plus en état d'en disposer en faveur de Marie Laurencin, car j'ai du prier quelqu'un de s'installer sur le champ, c'était le seul moyen d'empêcher que le bureau de logement y mit d'autres locataires.

 Comme je suis content de savoir à Paris Mme de W. Laurencin, vous lui direz, j'espère, de ma part, tout un bouquet de souvenirs en fleurs, je n'ai pu écrire à elle non plus —, jugez par cette lettre combien je suis incapable d'en écrire...

 J'avais bien tort, je le sais, de ne pas vous envoyer mon adresse, lors de votre premier signe, rien ne m'eût été plus bienfaisant que d'avoir de bonnes nouvelles de Paris —, et ma satisfaction aurait été parfaite à l'idée que vous pouvez en donner de vous-même. Vous voilà enracinée en ce sol heureux, qui, comme nul autre, nourrit et exalte. Je vous souhaite, ainsi qu'à Goll, que ce soit le commencement d'une longue et active prospérité d'âme et de cœur.

 Ah, chère amie, vous vous proposez de me trouver un palais, si je viens à Paris, hélas, ce serait pour y mourir de faim que j'y entrerais ! Mais, envoyez-moi ce que vous m'avez annoncé, seulement ayez de l'indulgence si je ne réponds que plus tard. Actuellement, l'avenir tout impénétrable que j'ai devant moi, m'empêche de voir assez clair même pour écrire trois lignes.

 Je vous écris en français, car je ne sais pas si on n’ouvre pas les lettres à la frontière. Et que ce peu vous soit assez éloquent pour que vous sentiez que c'est moi qui vous parle.

 Rainer

Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.65 à 68

 

Rainer-Maria Rilke - Manoir Shönenberg près Pratteln, Bâle 7 mai 1920

 Rapidité, bonté, fidélité, je ne sais pas, Liliane, quoi louer et chérir davantage dans ta lettre. Même dans sa sévère qualité de lettre d'affaires, elle ne m'a pas déçu. L'immobilité et l'impossibilité des circonstances est bien prévisible d'ici et je n'ai pas espéré que tu pourrais m'ouvrir les portes de Paris. Mais tu fais tout ce qui est possible par tes conseils et par tes voeux !

 Le fait que vous-même, après quelques difficultés, ayez pu vous y installer et consolider, est une victoire de votre jeunesse, de vos coeurs, de vos convictions. Mais mes affinités étrangement compliquées et pourtant si bienheureuses envers Paris, que j'ai acquises au long des années, ne me permettent pas de vouloir un retour quelconque, à tout prix, à moins qu'il soit inscrit dans mes étoiles. Tu comprends. Ce n'est pas mon genre de forcer, avec entêtement, des circonstances nées d'une violence si inouïe. Quand j'imagine qu'il me serait donné, un jour, de remonter la rue de Seine, d'aborder le paysage rythmique du Luxembourg et de m'appuyer à la petite balustrade au-dessus de la fontaine de Médicis où comme à mon pupitre, j'ai si souvent travaillé sous les aubépines en fleurs... rie qu'en imaginant cela, mon cœur m'interrompt par son rythme accéléré... Mais je heurterais ce rythme même, si mon retour était dû à une insistance qui n'est pas dans ma nature. Tout ce qui a trait à cette expérience indicible doit encore rester distant ou ne donner lieu qu'aux accointances les plus discrètes tôt ou tard. Oui, si je dois l'avouer, j'imagine que cela devrait un jour se passer comme avec ces serrures fortes et imposantes du 17 e siècle, qui emplissent tout le couvercle d'un bahut, de toutes sortes de verrous, de griffes, de barres et de leviers : alors qu'une seule clef douce retirerait tout cet attirail de défense et d'empêchement de son centre le plus centré. Mais la clef n'agit pas seule. Tu sais aussi que les trous de serrure de pareils coffres sont cachés sous un bouton ou sous une languette, qui n'obéissent, à leur tour, qu'à une pression secrète. Ce ne sont, la plupart du temps, pas les mécènes qui savent faire fonctionner le secret. Comment persuader quelqu'un que ma place est à "paris au lieu que j'aille m'installer à tel ou tel endroit moins risqué.

 Quant aux traductions, comment ne pas remercier M. Paul Budry de ses bonnes intentions ? Mais, sache, ma précaution, ma foi ou ma superstition, appelle-les comme tu voudras, vont si loin, que je ne conseille même pas cela : qu'une œuvre de moi soit traduite avec précipitation et répandue, rien que pour préparer mon retour.

 Quant au Malte, il existe déjà quelques fragments de traduction par André Gide (je ne crois même pas que tous ceux qui existent ou qui ont été au moins amorcés, — ont été publiés à l'époque dans la Nouvelle Revue France —). A ce que je sache, Gide ne repoussait pas tout à fait l'idée d'accomplir un jour ce qu'il avait commencé avec tant de grandeur ! et je ne voudrais pas qu'on prévienne son intention peut-être ravivée dans l'avenir par un travail, qui ne pourrait être justifié, cette fois-ci, que s'il s'agissait d'une traduction complète pour laquelle je désirerais naturellement, dans mon immodestie, une prose d'une qualité Gidienne. Par contre, j'accueillerais toujours une bonne traduction de poésies avec une joyeuse approbation. Tu me connais trop bien pour deviner que je n'ai ici aucun de mes propres livres, mais je vais tâcher de trouver les deux que tu proposes.

Le Poète Rustique est sur ma table, depuis qu'il se trouve dans les librairies de Bâle — mais je n'en ai lu qu'un quart. C'est certainement un beau travail pour toi.

 Adieu en attendant —, je remercie Ivan Goll et toi-même pour toutes vos attentions. N'est-ce pas, tu ne prends pas pour de l'ingratitude mes restrictions pointilleuses : c'est pour être juste là, où la vie l'était toujours avec moi !

Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p. 68 à 73

 

Plus de courrier entre Rainer et Claire pendant 2 années : lettre suivante le 11/04/1923 -

 

 1921

 

21 juillet 1921 : mariage d'Isaac Lang et de Claire Aischmann

née à Nuremberg le 29 octobre 1890, fille de Joseph Aischmann et de Malvine Further, domiciliés à Munich, Hannhauserstrasse 19, divorcée de Henri STUDER, depuis le 27 mars 1919, domiciliée 27 rue Jasmin. Il n'a pas été fait de contrat de mariage. …. en présence de Joseph Rivière, homme de lettres, et de Adrienne Pompont, épouse Rivière, sans profession, rue Ramey, 59, témoins majeurs....en la mairie du XVI ème arrdt.

 

Le 16 octobre 1921 Ivan et Claire chez Carl Einstein à Berlin (Carnets de Pierre-Henri Roche)

 

lettre d’Ivan (Francfort/M) à Claire (Savoy-Hôtel) du 23 octobre 1921 MST p. 29/30/31

Ma chère enfant,

Si je voulais obéir à cette heure (6h1/2), j'écrirais : partout un monde désolant, la même gare bête, la même grande rue, des automates empestant la saucisse. Froid ! C'est pourquoi je pense à toi : il fait déjà nuit et tu pleures…

Ne pleure pas, j'ai travaillé tout ce jour à te libérer, si tu ne le supportes plus. Mais procédons chronologiquement.

 Hier soir, je me suis précipité à la gare en vingt minutes, tout plein de toi. Descendu la pente en aveugle, le regard fixé sur mon étoile. Sans trébucher. Ai été couché, pendant six heures, à Nordhausen : jusqu'à quatre heures. Grincements de dents. Guigne. Le train avait 1 heure 1/2 de retard. J'arrive à Francfort comme un abruti. Etranger. Froid. Télégramme au Frankfusterhof : ne viens que dimanche soir ! Un bon point. Quel bonheur que je ne t'ai pas quittée hier. Les maladies ont leur bon côté.

 Ainsi, je te donnai ce jour. Par hasard, je rencontre mon train électrique, "Homburg". Monté dedans, 50 minutes. Dîné magnifiquement à l'Hôtel Braunschweig, Souccot ! 4 plats pour 25 M. Fabuleux. Comme c'est dommage que tu doives manger des pommes de terre. J'ai juré de te libérer.

 En une heure, tous les sanatoria - visité 4 d'entre eux. des choses splendides. Mais coûteuses.                               Pas moins de 200 M. par jour : Kurpark Sanatorium Dr Pariser, par exemple.

 Cure de suralimentation 125 M.

 Chambre  50 M.

 Service  25 M. (15 %) etc. etc.

 

 Mais :

 J'ai trouvé une splendide clinique privée. Située merveilleusement à côté du Kurhaus, vue sur les jardins - anglais - de Homburg. Une fête. Conseil médical : Dr Rosenthal avec sa femme et quelques fils qui étudient la médecine. Bon type. Fera quelque chose pour toi. Maison pieuse et prude ! Donc...

En été, jusqu'à 30 hôtes. En ce moment, toi seule. Tu pourras choisir ta chambre.

 Prix : 110 M Chambre et pension

  10 M 5 % service

  10 M par jour, chauffage central.

 Comme tu vois, pas trop bon marché. Mais nous pouvons faire cela. Donc : si tu te sens malheureuse, inconfortable, mal portante, agis comme suit :

 Jeudi prochain, rends-toi à 9 heures à la gare Sachsa (heures approximatives). train pour Nordhausen. Correspondance entre 2 et 3 pour Francfort - Arrivée à Francfort, 11 heures du soir. Prends aussitôt une chambre, en face, au Habig-Hôtel. Vendredi matin, prends le tramway devant l'Opéra, pour Homburg. Là, descends au Kurhaus. Téléphone à la Promenade Kaiser-Friedrich, 49 (5 minutes). Ils t'attendent vendredi. Mais télégraphie d'abord (Homburg v.d.Höhe) que tu arrives. Signe : Frau Dr. Goll.

 Eulingswiese a donc, entre temps, gagné ton cœur,

 A 3 heures, j'ai été en ville et j'ai vu les "Rondes" de Schnitztaler. Très belle chose, surtout sur l'esquisse. Mais finalement monotone. Toujours la même saleté.

 Frankfusterhof est bondé. Savoy-Hôtel agréable. Lohmeyer doit venir à 9 heures.

Demain matin, je continuerai mon voyage.

 

 Beaucoup de baisers, d'espoirs, de joie, baisers, baisers.

 

 Ton Ivan

 

Ivan (Paris) à Claire - Kurheim Eulingwiese près de Saxa (Harez) du 27 octobre 1921 MST p. 31/32/33

 

 jeudi soir 11 heures

 dans ton lit

Ma chère, chère enfant,

 Je me sens tenu de te raconter ce que je deviens, tout de suite et avant de dormir de bonne heure, car enfin je me retrouve - après tes deux lettres divines. Mais, toute cette semaine, j'ai été stupide, plus stupide, le plus stupide. Traqué comme une bête sauvage. A quoi bon ? Cette dernière lettre de Francfort-Heidelberg : j'ai honte. Poussière d'express. Epuisé, j'arrivai alors à KEHL. En pleine nuit. Désespéré. Et vers minuit, à Nancy, où une pauvre mère m'attendait sur le quai.Là-dessus, j'ai dormi deux nuits et un jour, la tête et la panse remplie, incapable de t'écrire, ne fût-ce qu'une seule ligne.

 C'est aujourd'hui seulement que je suis revenu à moi : j'ai erré à travers ma Lorraine rude, automnale. Vieux sentiers, murailles, vignobles. j'ai dormi une journée - la seule de l'année, probablement - à l'herbe et au soleil. Et ceux-ci ont été si reconnaissants qu'ils m'ont presque rendu la santé. Ah ! une heure seulement de soleil. Nous n'en avons pas eu à Paris ni à Berlin. Et je songeais combien ce doit être magnifique, en ce moment, de nouveau à Eulingwiese, et j'ai eu peur, pendant ces deux jours, peur que tu en sois partie. Il est bon que tu aies tout supporté vaillamment au début, et aussi que tu n'aies pas cédé à mon influence : maintenant, tout est mieux ainsi. Comme tu es forte, au fond, et comme tu seras plus forte encore, pour moi dans trois semaines. Eh oui, dans 3 semaines déjà, retour. Tu es sage et tu joins les mains à table comme une écolière attentive, n'est-ce pas ? Et mange bien. Tu sais bien que tu dois engraisser. Et cet air !

 Oui, Lohmeyer, ce fut un problème. Mais un bon type. Mais trop mou avec ces gens. Que de choses inexprimées qui planaient entre nous pendant ces deux années, et qui ont enfin fait explosion !

 Tout d'abord, il me fît l'effet de négliger sa maison d'édition, et je lui dis qu'il était trop épris, qu'il faisait depuis des mois, des voyages de noces et d'affaires.

 Cela le blessa, ce qui me prouva que j'avais raison. Rappelle-toi ses lettres de Suisse : Staffa, Arosa, une fois toutes les quatre semaines. Ensuite, je me mis en colère et devins brutal : il n'a pas fait encore un seul bon livre, lui dis-je. Le Voltaire, dont il est - ô honte - si fier, une misérable saleté ! Quoi. Vert-pistache et or, Voltaire ! Cela le renversa purement et simplement.

 Mais il en résulta quelque chose de beaucoup plus grave : les actionnaires sabotent leur propre maison d'édition. Ces lamentables Suisse, qui ne sont fiers que de leurs petits écrits suisses et ne veulent pas entendre parler des éditions parisiennes du Rhin, ils les considèrent comme un luxe privé du pauvre Dr Lohmeyer ! Et écoute : les volumes de Rathenau sont terminés depuis deux mois, mais n'ont pas le droit de sortir, pour ne pas contrevenir aux accords de Wiesbaden. Aujourd'hui Rathenau est limogé.

 Entre temps, on aurait vendu 10.000 exemplaires ! Je grince des dents.

manquent ici 9 lignes non traduites de la page 32 (M S T) à traduire

 Ce fut une fête pour moi que ce kilog de courrier qui m'attendait. Tu peux bien te l'imaginer.

 1) Tes deux lettres, oh ! comme elles me remplissent infiniment d'amour et de bonheur, renversant tout l'univers, toi, toi seule es la cause unique de ma vie.

 2) Lettre de Georg Kaiser avec - comme c'est gentil - deux coupures de Presse, dont l'une ci-jointe te fera certainement plaisir (elle émane probablement de A. R. Meyer)

 3) Des invitations pour nous deux, des appels cordiaux, soucieux, d'Edmond Fleg, Izdebeska, Rivière, André Lhote et Mannes Sperber.

 Demain matin, je me précipiterai en ville, pour Rathenau, qui doit faire à présent beaucoup de vacarme, pour aller à la Chambre-Rhénane, à la banque, et t'envoyer un chèque.

 Vendredi matin

 Je m'endormis et rêvais à toi.

 Réveil avec du soleil : comme cet automne est heureux pour toi. Demain ton anniversaire (née le 29 octobre 1990) ; si tu savais ce que je me propose pour toi. Recevras-tu encore ces lignes, demain ? De toute façons, la mésange te dira ce que j'ai pensé pour toi. Halte-la. Vite été chercher Coco, qui dormait encore hier soir. Mme Mention avait déjà fait sa toilette : sable frais, eau, graines. Il paraît qu'il a été très sage. Mais à moi, il a d'abord tourné le dos : en punition de ce que nous l'avons laissé seul si longtemps. C'est seulement lorsque je lui eus parlé longtemps de Lilalein, et l'eus embrassé, comme toi seule sais l'embrasser, qu'il cessa de faire le bossu polonais et se montra réconcilié. Maintenant, il plane à la fenêtre, - feuille verte.

 Sont déjà prêts :

1) les gants de laine blanche  2) les souliers noirs en caoutchouc

 S'ajouteront :

3) La chemise américaine. N'y-a-t-il aucun danger que tout cela se perde ?

 11h30

Ici un chèque de 1000 M. - sur la Deutsch Bank. Donne-le à n'importe quelle petite banque privée de Sachsa. Ou alors à tes logeurs : tu écris au dos « Payable à l'ordre de Monsieur Kronberg etc.»

Tu verras bien.

Si tu as besoin d'argent, écris-moi. J'ai payé 82 Frs pour ça. Laisse plutôt l'argent suisse de côté pour l'instant.

 12h15

 Voilà : et la petite chemise américaine des Galeries Lafayette. Je conserve l'étiquette pour le cas où tu désirerais l'échanger : mais j'ai pris ce qu'il y avait de meilleur. J'espère que tu la recevras et que tu la feras craquer, tant tu as engraissé.

 Jusqu'à présent personne n'est venu se présenter, sauf un employé de la Banque, qui fera peut-être avec moi l'affaire du film.

 Demain c'est le grand jour, où tu auras 27 ans [ 31 ans ] et où tu dois peser 100 kilogs. Toutes mes pensées sont près de toi, et mes sentiments et mes baisers aussi, pour l'éternité.

 Ton Ivan

J'ai repris ici ma bonne santé et suis comme un poisson dans l'eau (assez fâcheux pour cette atmosphère)

 

Ivan (Paris) à Claire - Kurheim Eulingwiese près de Saxa (Harez) du 30 octobre 1921 MST p. 34/35

 

Claire Studer 30 octobre 21

Kurheim Eulingswiese (Paris, 27 rue Jasmin)

Ma chère enfant,

 Ce dimanche est bien gris. Sans une lettre de toi. Je n'ai pas osé sortir, mais voici qu'un pneumatique de Gleizes ¹ m'apporte une nouvelle vraiment terrible. Déconcerté. Madame Nathalie Curtis-Burlin ², il y a aujourd'hui 8 jours a été écrasée par une auto, Boulevard Montparnasse, en face de la rue Campagne-Première ; sa tête a été effroyablement réduite en bouillie (elle descendait du tramway). Donc, c'est inexprimable. Juste cette femme, qui était comme un petit oiseau, une personne d'une telle valeur ; pendant que des millions de repus sont bien assis dans leur auto. La vie est insensée. Combien y a-t-il de gens qu'on puisse aimer ? Et, précisément, celle-ci, il faut que la roue la broie. Désespérant. Son mari était à Marseille. Les formalités à la Morgue ont duré une semaine. C'est seulement demain lundi qu'elle sera enterrée au Père-Lachaise Qu'est-ce que ses Indiens Mexicains peuvent bien en dire ? Celle qui les a si bien chantés a dû se laisser tuer à Montparnasse par une machine de mort.

 Je vais maintenant à 5 heures chez les Gleizes. J'y ai vu … et Mela ³. Elle a été très attristée d'apprendre que tu avais été si mal. Il est possible qu'elle retourne dans le Midi en janvier, et j'ai promis qu'elle devrait t'y emmener de suite. Mais n'y compte pas trop. Pour l'instant, il faut que tu retrouves ta santé. Fais-tu tout ce qu'il faut pour cela ? Beaucoup de lait. Beaucoup de repos. J'ai été irrité de savoir que le trajet jusqu'à Nordhausen t'avait tellement énervée. C'est fou : pour un si petit détail. On te rendra bien ton passeport. Car enfin, tu resteras encore des semaines là-haut. Mais, si tu veux, je peux aller à l'ambassade ; pour rien à mon avis. As-tu du soleil ? du bon air ? Dis bonjour de ma part à la dame rouge qui est si gentille pour toi.

 A part ça, je vais tout à fait bien. Je ne mange pas à la maison, mais une fois par jour chez Chartier et, d'autre part, j'ai découvert sur les boulevards une bonne table d'hôte à 4 frs 50. Pour quelques jours, ça sera toujours assez bon.

 Ce matin, j'ai été extrêmement en colère contre la concierge : j'ai trouvé dans la boîte aux lettres la feuille ci-jointe. Quelle insolence. Je lui ai jeté l'argent à la tête. Aurais-je plutôt dû lui dire que, ce mois-ci, elle n'avait rien eu à faire pour nous ?

 Vendredi soir, chez Mercereau *. Toujours la même saleté. Les littérateurs pfff ! Longue discussion avec cet idiot de Marcello Fabri, qui s'est plaint de ce que j'avais insulté sa revue. Je l'ai simplement réprimandé, en lui disant : oui, car justement votre revue me déplaisait.

 Coco chante et s'ennuie de toi.

 Ah ! encore une chose importante, agréable. L'Intransigeant ** avait institué un Prix des Treize, pour le meilleur volume de poésies qu'on lui enverrait. J'ai rassemblé mes diverses poésies françaises et j'ai été le deuxième sur 97 concurrents français ! Risible. En effet, il n'y avait qu'une récompense : l'impression du livre - et c'est un individu de second ordre qui l'a reçue, un employé des PTT. N'importe, cela a fait du bruit. Fels a dit que c'était un second Charleroi (défaite française). Qu'en penses-tu ?

 Le soir tombe. Triste.

 Demain, on enterre Mme Curtis.

 Tu n'as rien à envier à ceux qui habitent Paris. Reste avec tes mésanges et les dames.

 Le facteur t'a-t-il apporté mon bouquet pour ton anniversaire d'hier ? (Je lui avais donné 10 frs pour ça ; j'espère qu'il ne l'a pas oublié).

 Et écris bientôt à ton solitaire

 Ivan

 

¹ Albert Gleizes, un "camarade" de Goll, voir dédicace de 1919.

² femme du peintre américain Burlin

³ Mela Muter connue par ses portraits de Barbusse, Tagore, Courteline, Pompon, Goll etc.

* Alexandre Mercereau, écrivain.

** Grand journal du soir de Paris

 

Ivan (Paris) à Claire - Kurheim Eulingwiese près de Saxa (Harez) du 1er novembre 1921  MST p. 36/37

 

 Paris, 1er nov. 21

 27 rue Jasmin

 

Chère, chère enfant, 

 Je vois à ta dernière lettre que tu perds déjà patience Je t'en prie, tiens bon ! car Paris te répugnerait au bout de deux jours. Hier, au Salon d'Automne, - vernissage ennuyeux. Léger m'a raconté qu'il y a 4 jours, sa femme est partie seule pour le Tyrol où elle restera six mois. Courageux. Elle n'y tenait plus, même à Fontenoy. Si nous avions su cela ! Vous auriez peut-être pu vous réunir.

 Hier, la cérémonie d'incinération de Mme Curtis-Burlin, au Père-Lachaise ? a été sinistre. j'arrivai un peu en retard et vis les cheminées qui fumaient déjà. Peu de monde : seulement Gleizes, Allendy et deux autres. Une dizaine de dames. Dehors, une grande foule de bourgeois errait autour des tombes, semant les chrysanthèmes comme des confettis. A l'intérieur, un morceau de musique, puis une heure d'attente, énervante, jusqu'à ce que tous les os soient brûlés, jusqu'aux délicats talons. Un silence consterné. Burlin, terriblement frappé, presque fou. A la fin, on a muré la petite cassette dans une niche de pierre. Terminé. Les nègres auraient mieux su élever "L'oiseau sanglotant " dans l'arbre éternel.

 Le 1er novembre, il y a deux ans, nous arrivions ici. Il faisait aussi froid qu'aujourd'hui. Te souviens-tu ? rue Pigalle, Vildrac, Porte Maillot, brrr. Et pourtant c'était beau. C'est toujours beau quand nous sommes ensemble, n'est-ce pas ? je pense continuellement à toi, je me dis qu'avant tout, il faut que tu guérisses, donc prenons patience tous les deux. Donne-moi des détails. Que dit le médecin ? Comment te sens-tu ? Quel poids ? Manges-tu bien ? Travailles-tu à quelque chose ?

  Coco est assis près de moi sur le bureau : il ne se tient pas de joie tandis que je t'écris,il louche sur ton nom, fait des yeux tout blancs, tape son perchoir du bec, diaboliquement, mange, pour me faire plaisir ; il est hors de lui, et ne sait comment exprimer son amour : comme moi à ton égard. Mais il faut que tu restes tranquillement dans tes forêts de sapins, que tu m'écrives et que tu deviennes tout à fait bien portante.

 Hier soir, le rédacteur de L'Intran m'a conduit à "Art et action"* : entendu ! Nous le représenterons ! Je m'arrangerai pour que tu joues la grosse. Je jouerai aussi. Du cinéma en plus. Seuls joueront des amateurs, pas des acteurs, ce sera magnifique. Pour les décors, Léger. Il y a là-bas des gens sympathiques : Mme Lara, une femme divine. Quelle ferveur ! Elle et son mari organisent un théâtre à eux dans leur atelier, sous le toit. Ils font eux-mêmes l'aménagement, ils confectionnent les sièges avec des cordes ! De la ferveur à cette époque communiste ! mais c'est d'un très haut intérêt.

 La première pièce est de Claudel. Ensuite, Chapliniade.**

 Je t'aime. Nous allons bien travailler.

 Toujours à toi

 Ivan

 Ci-joint : coupure du Berliner Tageblatt. A garder

 

* Théâtre d'avant-garde d'Autant-Lara qui, le 20 mars 1926 donnera "Assurance contre le Suicide" écrit en 1918, publié dans "Le Nouvel Orphée" aux Editions de la Sirène en 1923

** La Chapliniade ou Charlot poète a été publiée dans La Vie des Lettres - Vol. V, juillet 1921

 

 

Ivan (Paris) à Claire - Kurheim Eulingwiese près de Saxa (Harz) du 5 novembre 1921 MST p. 37/38

 

 Paris 5 nov. 21

Très chère à moi,

 J'ai reçu ta carte de mercredi soir et la lettre illustrée de jeudi matin. Au même moment, Gleizes a téléphoné et remercié pour ta carte. L'exposition Sturm commence ici la semaine prochaine : un Léger et l'Archipenko y seront (vente de l'A. ?) Peut-être.

 Comme c'est merveilleux que tu vives dans ces sapins. Il faut avoir beaucoup de patience, n'est-ce pas ? Ta nostalgie me pèse bien. J'irai bientôt te chercher. Mais, mon Dieu, à Paris tu ne pourras pas non plus y tenir. Ou alors, promets-moi que tu n'iras jamais en ville. Crois-moi, au bout de trois jours, tu en auras assez, même des Boulevards. Que dis-je ? au bout d'un jour ! Insensé. Avant tout, être bien portante. Je suis très inquiet que tu n'augmentes pas de poids.

 Je t'enverrai incessamment plusieurs compositions de Walden, Zenit * avec ton portrait, Astral. Malheureusement, je ne trouve pas Sartre ; en revanche tu recevras demain un Oulenc ou un Auric, quelque chose de sauvage. Et aussi du savon, tout de suite. Je te souhaite tout. Le collier d'ambre. Lui aussi, devra être passé à ton cou : la plus belle princesse. J'ai perdu l'adresse. Mais le prochain chèque sera, pour ça de 1 500 au lieu de 1 000 M.

 La lettre de Voigt est gentille. Il recevra Zenit.

 Ci-joint la lettre de Marion ** : sans commentaire. Ecris-lui gentiment, sans exprimer ton sentiment. Pauvre, pauvre âme.

 Chana Orloff nous invite, quand tu seras de retour. Demain je commence chez Rivières, ensuite nous irons à Saint-Cloud, chez les Grecs. Il faut que je les "tape". Je ne donnerai plus gratuitement d'après-midi à cette fade société.

 Le capricieux Fels n'a pas encore publié ton poème : il est trop pris par ses inclinations personnelles : Gabory, etc., et n'imprime que ce genre-là. De moi non plus, il ne veut plus rien. "Vie des Lettres" n'est pas encore là.

 J'ai écrit à Nazariant ***, lui demandant s'il connaît une villa pour nous. Oui, mon enfant, tendre cœur d'oiseau, je veux t'envelopper dans du soleil, de la ouate et des anémones. Tiens bon. Bientôt !

 Toujours près de toi

 Ton

 Ivan

* Revue internationale yougoslave mensuelle. Goll y publie ses grands textes théoriques et en est le co-éditeur à Belgrade avec Ljubomir Micic à partir d'octobre 1921(N° 8 au N° 14)

** Marion Eggeling

 

Ivan (Paris) à Claire - Kurheim Eulingwiese près de Saxa (Harz) du 10 novembre 1921

MSTp.38/39

 Paris, XVIe, le 10 nov. 21

  27, rue Jasmin

Ma chère bonne pauvre enfant,

 Maintenant tout se révèle. Combien je te plains ! Ces jours de pluie angoissants, gris, être seule. Toi. Cela me fait si éternellement mal. Il ne faut pas que cela continue. Et puis cette nourriture affreuse : oh ! je le savais et je me berçais d'illusions, grâce à tes lettres pleines de cœur. Pourquoi n'es-tu partie pour Homburg ? Ça aurait pourtant mieux valu. Ainsi, pas de soleil du tout ?. Ce n'est pas possible, non, je ne le veux pas.

 Oh ! à présent, je peux te dire combien notre chaleur t'attend et te désire, combien je regrette chaque heure perdue, tant que tu n'es pas avec moi. L'appartement est si magnifiquement chauffé. Il y a une atmosphère si intime. Viens, reviens vite, tout de suite. Coco te réclame en pleurant. Je fuis l'appartement vide ; à partir de 9 heures du matin, je suis toujours en ville. Oui, il y a tant à faire, et pourtant on arrive à si peu de choses.

 J'ai réussi sur quelques points. J'ai donné l'article à Zimmer. Après-demain, je recevrai 300 frs. On les mettra de côté pour l'Angleterre, n'est-ce pas ?

 Reviens vite. Fais tes bagages, pars lundi, si tu veux. Il fait froid : viens sur mon cœur. S'il fallait que j'aille te chercher, ça durerait trop longtemps. Paris, c'est la patrie, chaude, même quand il pleut. Je te soignerai. Il ne faut pas que tu aies à te lever. Il faut que tu manges des rumstecks fantastiques et, tous les jours, un quart de crème. Je vais tout de suite chez Amélie.

 Viens, enfant aimée. Oui, cessons de nous appeler et de gémir. Je vole tellement à ta rencontre !   

 Ton

 Ivan

 le 11 novembre 21

 jeudi matin

 J'ai porté ton linge à la blanchisserie et d'autre part, j'ai envoyé à ma mère un gros paquet. Les Preslier ont apporté tout à l'heure un bon drap de lit et ont remporté celui qui était troué. Par ailleurs, depuis deux jours, il fait ici très froid, mais le temps est clair, ensoleillé. Neige. Gel. Chez vous aussi ? C'est pourquoi tu pourrais tout de même rester encore ? Comme tu veux. A ta place, je m'épargnerais de passer par Berlin. Toute ta force du mois, et beaucoup d'argent (le double) y seraient gaspillés. Tu devras payer en France ton billet de chemin de fer à partir de la frontière. Je te mets donc ci-joint 100 frs, espérant que tu les recevras. (Je me renseignerai tout à l'heure, à la poste, là-dessus). Sinon, ce sera difficile.

 Hier, j'ai passé l'après-midi à présenter le film * à de nouvelles personnes. Il plaît. J'ai bon espoir. (Pour l'instant, je n'ai rien à faire en Allemagne : donc...) Je pourrai certainement le placer. Mais tu ne sais pas ce que cela représente de courses. Et porter ce film à travers tout Paris.

 Lundi prochain, on présente ici le Dr Caligari. Cette semaine, on donnait "Le Kid", queue devant tous les cinés, à partir de 7 heures 1/2. Landru fait des blagues. Salue Justus de ma part. Je suis très fier et heureux de ton amour.

 Totalement, infiniment, toujours tien

 Ivan

 

Claire (Berlin) à Ivan (Paris) novembre 1921 MST  p. 39/40/41

 

Mon chéri,

 

Si seulement je t'avais suivi ! Tu m'avais mise en garde contre Berlin. Et, comme toujours, tu avais raison. Aussi ne resterai-je plus que deux jours, pour faire les démarches.

Walden m'a installée au de sa maison. Naturellement, la "Tempête" a recommencé aussitôt. Je lui ai déclaré : "Ou la tempête se calmera, ou je me transporterai à l'hôtel.". Tripoter avec de platoniques gants de papier d'étain est pire encore que l'attouchement qui se pratique couramment en Allemagne. (vois Tagger).

Maintenant, W. me laisse bien tranquille, mais il me dévore seulement des yeux. Et quand il les ouvre trop grands et que j'éclate de rire, il demande : "Pourquoi ris-tu ?" puis-je lui dire que semblable au Petit Chaperon rouge, je le vois couché dans un lit avec un bonnet sur la tête ? "Oh, mère-grand, comme tu as de grands yeux !" - "C'est pour mieux te voir." Le nom de mère-grand lui va bien. J'ai le sentiment que sa virilité est concentrée derrière son immense front, et ne fonctionne pas plus bas. Cette tête énorme sur ce corps de garçonnet chétif ! Je me demande jusqu'à quel point il est le mari de L.*. Deux fois déjà, il m'a comparée à elle : "Vous êtes toutes les deux des femmes-enfants. D'ailleurs, toutes les femmes sont des enfants."

La seconde fois, j'ai bondi. Je suis si profondément différente d'elle. Déjà son caractère querelleur... Je l’entends encore criailler à notre table de café, à Zurich, devant Léonard Franck. Avec quelle jalousie méchante elle m'attaquait, moi la plus jeune, parce que tu lui plaisais ! Et comme elle se réjouissait de mes larmes ! Moi qui fais volontiers des cadeaux, je regrette encore ce bracelet Empire en émail noir garnie de perles, que tu m'incitas à lui offrir lorsqu'elle vint chez nous, Hadlaubstrasse, pour s'excuser.

W. veut des contes de nous pour le "S". Il trouve tes poésies très " fortes".

Sur ce point, tu as presque le droit d'être fier, car en général, il érente tous ceux qui ne collaborent pas à "S".

Aujourd'hui, il a trouvé un prétexte pour me suivre à Paris. Il m'a demandé si je ne pourrais pas lui arranger, à Paris, une soirée musicale chez des amis..** J'y ai consenti. Les compositions qu'il m'a jouées ne sont pas inintéressantes, mais elles ne sont sûrement pas en avance sur leur temps, comme l'art des peintres dont il se fait le champion avec tant de clairvoyance. Lui qui a découvert tant de talents, des dizaines d'années avant les snobs, il paraît être encore infecté de wagnerisme. D'où le prénom : Herwarth. Quand on s'appelle Lewin ! vive nos Germain Juifs !

Il m'a offert deux colliers ravissants. L'un de quartz rose, l'autre d'améthyste. Avec un dessin montrant comment on peut réunir avec art les deux colliers en seul, en séparant les boules par de petits cubes de cristal.

Non, chéri, ne hausse pas le sourcil gauche avec inquiétude. Mon coeur est froid comme le cristal.

Qui pourrait t'être dangereux ? Quand je pense à ta haute stature avançant vers moi, transformant la gare en un Palais, alors, oui, il "fait tempête" en moi.

L'enfant terrible suspend ses bras autour de ton cou, une chaude chaîne, et t'embrasse tendrement

Ton

Enfant

( Je télégraphierai demain l'heure de mon arrivée )

* Else Lasker-Schüler

** Quelques semaines plus tard, les Goll organisèrent une soirée pour W. dans la belle demeure de l'architecte bien connu Pierre Chareau, qui collaborait avec le peintre Jean Lurçat. Malheureusement, la musique qu'interpréta W. n'eut pas de succès auprès des artistes et des critiques parisiens qu'on avait invités.

 

16/12/1921 : Certificat de l'éditeur

« Nous confirmons que M. Iwan Goll, demeurant à Paris, 27 Rue Jasmin, est dûment mandaté par nous de représenter et de diriger les "Editions du Rhin" dans toute la France, et que nous lui avons confié l'administration de nos intérêts

 

 1923

 

 

Rainer-Maria Rilke - Château de Muzot sur Sierre, Valais 11 avril 1923

(lettre précédente du 7 mai 1920 - Rien pendant presque deux années)


 Liliane,

J'espère que tu n'es pas encore dans la jungle africaine, mais encore accessible à l'un de ces exercices européens, comme l'est une petite lettre. Oui, je désire beaucoup, beaucoup de t'atteindre par cette feuille — car j'ai à réparer tant de silence  vraiment à réparer, avant tout parce qu'il s'étend sur une époque où tu avais pu l'interpréter comme une certaine préméditation !

Mais, si cette fois-ci, je n'ai pas répondu tout de suite, c'était parce que j'espérais pouvoir t'envoyer en même temps mes deux nouveaux livres, la récolte de l'hiver 1921/1922  (ou plus précisément d'un seul mois, béni au-delà de toute mesure humaine ; février 1922 —) : ceux-ci m'auraient, d'un seul coup disculpé auprès de toi. Que mon silence ait pu ainsi durer, n'est que l'effet d'un tel ébranlement par le travail, jamais je n'ai subi d'aussi violents orages de l'émotion : j'étais devenu un élément, Liliane, et je pouvais tout ce dont les éléments sont capables. Et malgré que cet hyménée fut court pour la mesure humaine (mon corps, d'ailleurs, ne l'eût pas supporté plus longtemps), tout, avant et après, était cependant déterminé et commandé par lui,  et des lettres, qui exigeaient la même plume, je n'en écrivais que dans des cas indispensables.

 Pourtant, aujourd'hui, je ne peux pas encore te faire parvenir mes livres (de l'un, je ne possède que quelques exemplaires, l'autre, n'est pas encore sorti des presses) mais, fais-moi savoir combien de temps tu resteras encore à Paris, j'espère que tu les recevras encore avant ton départ, ou, du moins, lorsque tu reviendras avec la Panthère !.

 Je te remercie pour tes livres et aussi pour ta pensée de me les envoyer.

 (Ivan Goll aussi m'a envoyé le sien, sans que j'ai pu lui accuser réception et lui répondre, transmets-lui mes chaleureux remerciements et amitiés).

 En ce qui concerne les tiens, l'Anthologie Américaine m'avait déjà donné beaucoup de joie. Mais le tien, bien davantage naturellement. Tu as une admirable capacité de trouver en toi même la mesure de ton expression, ma chère Liliane, et c'est bien cela qui signifie pour une femme être poète.

 Toujours je te reconnais, souvent avec une sorte de jubilation, — mais les Films Lyriques m'ont prouvé combien nos inspirations sont les mêmes, seulement elles se trouvent, parfois en contraste par la manière inconsciente que nous avons de les soutenir.

 Je suis heureux que tu connaisses (et aimes) ce Valais incomparable, mais, sans doute, n'auras-tu pas trouvé, à l'époque, ma vieille tour. De l'avoir trouvée, en été 1921, fut mon salut.

 Rainer 

( paru dans Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.74 à 77)

 

Rainer-Maria Rilke - Château de Muzot sur Sierre, Valais 24 juillet 1923

 Liliane,

Enfant si riche et, pourtant, qui tend les mains, poétesse mobile de toi-même, — si je ne t'ai pas fait cadeau d'une lettre, c'est parce que j'étais absent six, sept semaines, et que je vais tout de suite repartir et qu'on ne m'a fait suivre aucune missive pendant mon absence de sorte que j'en ai maintenant (comme tu peux l'imaginer) des montagnes sur mes tables...une Suisse de lettres, hélas, et j'aurais tellement envie d'une plaine. Tes deux petites lettres n'étaient pas écrasées sous la masse, elles reposaient légèrement comme descendues dans leur (ton) vol.

 Ecoute ! Les Elégies ! Pour le moment il n'y a qu'une édition de luxe, dont je ne reçois que deux ou trois exemplaires et autant de hors commerce, en tout.

 Mais l'un de ceux-ci t'appartient, Liliane. Je te l'envoie aujourd'hui : il n'y avait pas moyen de faire le paquet plus tôt.

 Et, maintenant, lis-le avec ton cœur. Il n'y a personne au monde, Liliane, personne, qui ne devrait pas avoir mon adresse. Pourquoi t'en voudrais-je que tu l'aies donnée à Marthe. (Reproche suffisant pour moi qu'elle ne l'avait pas déjà).

 Au revoir, bientôt à Paris.

 Rainer

(Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.77 à 79)

 

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   IVAN GOLL

  CORRESPONDANT LITTERAIRE ET THEATRAL

 DU BERLINER BOERSEN-COURIER (BERLIN)- NEUES WIENER JOURNAL

 (VIENNE) - HAMBURGER ANZEIGER (HAMBOURG) - PRAGER 

 TAGBLATT (PRAGUE) - FRANKFURTER GENERALANZEIGER (FRANCFORT)

  MUNCHER NEUESTE NACHRICHTEN (LEIPZIG)

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Ivan voyage en qualité de directeur parisien de Rhein-Verlag, Bâle-Zurich ; il va voir à Stuttgart Bosch qui finance cette maison d'édition. Il laisse Claire dans la Villa de notre ami, Henry Kahnweiler, négociant en tableaux, à Boulogne/Seine (note de Claire Goll)

 

Ivan (Paris) à Claire (Boulogne/Seine) septembre 1923 MST p. 41

  Paris Jeudi soir

Chère enfant adorée,

 Encore une pensée que je t'adresse du Kid's Palace *.

Mon cœur était si plein de toi et de tes larmes. Il m'est très difficile de partir. Mais tu seras si bien et si au frais. Une seule chose : s'il te plaît, ne réclame rien, cette fois ; au contraire, allège le travail de Lucie **. Et tu fais quelque chose de gentil : achète dès demain un gros poulet à 20 ou 25 frs et apporte-le leur. Si tu vas à Montmartre pour tes cheveux, achète un poulet tout rôti. Sinon un frais. Première qualité.

 J'apporterai aussi de Nancy quelque chose de joli... et avant tout : vois-moi, vois mon cœur débordant, vois mon amour et ma fidélité tout à fait consciente et sûre.

 Ivan

 

* c'est ainsi que Goll appelait leur appartement 27, rue Jasmin

** Lucie Kahnweiler. Claire se trouvait à Boulogne /Seine chez leur ami Henry Kahnweiler.

 

Claire (Boulogne/Seine) à Ivan (Nancy ou Stuttgart) septembre 1923 MST p. 41/42/43

 Boulogne 

Mon plus que cher,

 Nous allons en ville dans une demi-heure, c'est pourquoi je ne puis qu'insuffisamment suivre les commandements de mon cœur.

 Avant tout, ne te fais pas le plus minuscule des soucis pour ton enfant chéri. Il se comporte avec autant de bienséance qu'on peut l'attendre d'une élève de Goll.

 Tous sont charmants pour moi. Je dors avec Béro*. Elle est drôle, rit beaucoup et sa gaieté innocente est contagieuse pour moi, si mélancolique,. Hier soir, avant de nous coucher, nous nous sommes respectivement mesuré les "coupoles" de nos seins, à l'aide de deux bols à café de grandeurs différentes. Nous avons constaté que B. a encore moins que moi de cette poitrine qui vous est si précieuse, à vous les hommes. Tu as donc tort de m'appeler ton "garçon". Tout au plus ton: garçon de joie.

 Pour la poule, je devrais recevoir le "Mérite Agricole". Je l'avais farcie avec tant de sentiment que la famille a affirmé que c'était la meilleure poule de leur vie. Et j'avais tellement tremblé d'être encore une fois de tomber sur un poule dûre comme de la pierre, comme ce fossile que je t'ai rapporté du marché un jour. Ce poulet historique qui t'a décidé à faire le marché toi-même dorénavant. Mais cette fois-ci, on n'a jeté que les os rongés et non la poule toute entière.

Lucie l'avait d’ailleurs préparée de façon très raffinée. Elle cuisine magnifiquement. Je vais grossir, c'est sûr. Haini** est, comme toujours, tout de chevalerie et de charme. Zette*** sort, certes, d'un tableau de Greuze ou de Boucher, mais elle est également froide comme une peinture. Elle n'a pas la chaleur de Béro.

  Je suis allée chercher notre courrier. Rien d'important sauf une lettre d'André-**** :

"Mon cher Goll, quand revenez-vous ?". Il t'attend d'urgence avant la fin du mois parce qu’ il veut te procurer, grâce à son père des actions à un prix inférieur. Ainsi, j'apprends l’existence de tes transactions bancaires que tu m’as toujours cachées avec soin. D’accord, je n'y entends rien et cela m'ennuie. Mais dans ce cas ! Mon cheri, on ne fait pas d'affaires avec des amis. C'est déjà assez qu'André t'ait racheté le film. Certes, il ne l'a pas fait pour des raisons humanitaires mais par un malentendu au sujet de l'expressionnisme allemand. Mais il se débarrassera difficilement de ce film.

 Je t'en prie, perds de l'argent au jeu, mais ne joue pas une amitié qui m'est particulièrement précieuse !

 Se faire guider par A. à travers le Musée Cernuschi est un plaisir extraordinaire. Mais, ne fais pas avec lui de promenades boursières !

Ah, je sais bien que je prêche dans le désert. Tu adores spéculer sur les valeurs-papiers. Sûrement tu aimes l'incertitude de ce jeu. A. peut se permettre cela. Il reçoit les "tuyaux" de son père. Mais toi, tu es un génie du rêve et non un génie de finance. Pour le premier, tu es un gagnant, mais dans le second tu es un perdant. Nous en avons déjà souvent  fait l'expérience.

 Que de fois, ai-je constaté l'attraction magique qu'exerce sur toi ne serait-ce que la roulette d’une baraque de foire !. A ce moment-la, je découvre sur ton visage cette passion bien française pour le hasard, l'inattendu, la chance . Cette chance dont Lessing (est-ce lui ?) disait comiquement « Corriger la Fortune, en allemand, il veut dire "tricher". Ah que la langue allemande est pauvre, quelle langue lourdaude! ». En quoi il se trompait, car, comparée avec la langue allemande, c'est le français qui est la langue pauvre.

 Evidemment, si, à cause de ces actions, tu avançais la date de ton retour, alors, dans ce cas, je prendrais les éventuelles pertes avec félicité. Donc ;, pour quel jour dois-je annoncer ton retour à André ? Quel ? Quel ?

 On m'appelle Ils attendent en bas. Je suis obligée de terminer. Je dois te saluer cordialement de la part d’eux tous.

 J’ajoute à ces salutations, un long baiser avec ce souhait : apporte beaucoup de sang dans ce cœur " qui déborde ",

 anémique de sang et d'amour

 Ton enfant

  • Belle-sœur de Henry      Kahnweiler, mariée ensute au peintre Elie Lascaux

** Henry Kahnweiler

*** Belle-sœur de Henry Kahnweiler, mariée ensuite à l’ecrivain Michel Leiris

**** André Malraux

***** Directeur d’une Banque

 

lettre de Rainer-Maria Rilke - Berne 22 octobre 1923

  Berne, Hôtel Bellevue,

  Le 22 octobre 1923.

 Liliane,

Avant de t'envoyer ceci, j'ai déchiré une lettre écrite pour toi, avant hier soir car je ne voudrais pas te dire les généralités au moment où tu me demandes assistance. Et pourtant, sache toi-même comment trouver l'exceptionnel, qui ne serait valable que pour toi, puisque je ne connais que sommairement cette sorte d'affliction qui t'accable et te met à une dure épreuve.

 Vois-tu, il me semble, qu'en ce jour, où pour la première fois il est exigé de toi d'éprouver la mort à travers la mort de l'être infiniment proche, toute la mort (en quelque sorte bien davantage que la tienne, l'éphémère), le moment est venu où tu puisses être le mieux capable de percevoir le pur secret qui, crois-moi, n'est pas celui de la mort, mais celui de la vie.

 Il s'agit maintenant, avec la générosité inouïe et inépuisable de la douleur, d'incorporer à sa vie la mort, toute la mort, devenue palpable (et presque ta parente) à travers un être des plus chers, une mort qu'on ne peut plus ni décliner ni renier.

 Attire à toi cette épouvante, feins aussi longtemps que tu en es capable, une intimité avec elle, ne l'effarouche pas, en t'effrayant devant elle, comme font les autres.

 Apprivoise la, ou si ta capacité de la surmonter est trop faible, tiens-toi tranquille et silencieuse, afin qu'elle puisse t'approcher, cette présence toujours écartée de la mort, et qu'elle t'étreigne. Car voici ce qu'est devenue pour nous, la mort. elle, qui, toujours pourchassée, ne pouvait plus se faire connaître.

 Si la mort, au moment où elle nous blesse et ébranle, trouvait le plus humble parmi nous, confiant (et dénué d'épouvante) avec quels aveux se livrerait-elle à lui, enfin ! Il suffirait d'un simple moment d'élan, d'une brève suppression du préjugé et la voici déjà prêt à des confidences infinies, qui dompteraient notre appréhension et qui nous forceraient de l'accueillir dans une tremblante attente.

 Patience, Liliane, rien qu'un peu de patience !

Admise à l'essentiel, initiée, tu célèbres la première fête du détachement de toi-même.

 Dans la mesure où tu perdis une protection et où tu en es frustrée, tu deviens toi-même plus protégeante, donneuse de protection.

L'esseulement, qui t'assaillit, te rend capable de mettre en équilibre la solitude des autres.

 En ce qui concerne ton propre accablement, tu t'apercevras bientôt qu'elle a donné, à ta vie, une nouvelle mesure, une nouvelle unité de mesure dans l'effort et dans l'endurance.

Je conseille seulement, Liliane, je ne tente pas autre chose que d'être près de toi dans ces simples paroles.

 Un jour, plus tard, tu me diras, si elles ont pu te diriger car nul n'atteint à l'assistance et à la consolation, sauf par la grâce.

 Rainer

(Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.79 à 83)

 

 1924

 

 lettre de Rainer-Maria Rilke - Château de Muzot sur Sierre, Valais 5/2/1924

 J'ai bien, vers Noël, senti ton approche légère par Le boulevard nostalgique, tendre Liliane, et j'ai voulu te répondre sur le même plan. Si je suis tard, c'est que je passe un assez piètre hiver, j'ai même dû - le cœur gros - quitter dernièrement ma bonne vieille tour, pour aller faire un traitement à la montagne près de Montreux. Je suis de retour depuis peu. Je m'arrange mal à cette nécessité d'aller quérir les médecins : moi qui pendant 23 ans, ai vécu sans jamais recourir à un interprète pour m'expliquer avec ma nature. Nous étions tellement du même langage !

 Assez, n'y pensons pas.

 Je viens de recopier pour toi de mon carnet de poche quelques improvisations qui te reviennent par ton gentil „ Boulevard ”. Je n'ose pas dire que ce soit du français; c'est un élan du souvenir vers une langue entre toutes aimée. Les vers qui un peu, malgré moi, s'y rapprochent, sentent, je crains, le pastiche. Mais chez toi ils ne seront ni blâmés, ni méconnus -, mais aimés tout simplement.

 J'ai hâte de les expédier me rappelant tes projets d'Afrique. Quand est-ce que tu partiras vers la Panthère ? Fais-moi un petit signe au moment du départ pour que mes pensées puissent te suivre dans l'éblouissante aventure

 Rainer

(Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.83 à 85)

 

 

lettre de Rainer-Maria Rilke - Château de Muzot sur Sierre, Valais 2/6/1924

 Juin …

 Et ici, je m'arrête déjà, Liliane — on peut écrire trois fois Mai d'une haleine, dans ton haleine, mais trois fois Juin …?

Et, je m'arrête de nouveau — tout effrayé, que je t'impose comme tu prétends, un destin, Liliane... hélas, s'il en était ainsi (tu me connais) que pourrais-je faire pour l'alléger, pour le changer ? (: tout au plus échanger ses chagrins contre d'autres !) Mais il n'en est pas ainsi, il ne doit pas en être ainsi— tu te trompes dans ton ardeur infinie, égarée par toutes ces voix d'oiseaux dans la chaude nuit de ton cœur que tu m'énumères.

 Je suis seul ; et je serai tout heureux, ma petite Liliane de te montrer ma vieille tour et mes cent roses qui commencent à s'ouvrir à l'été…, seulement je crois, que tu dois seulement venir si tu te trompes, si je ne t'impose pas de destin quel qu'il soit. Sans cela, ce serait une tristesse de se revoir au lieu d'une joie et si tu venais, ce n'est qu'elle que je te demanderais, la joie, et plus elle serait grande, mieux il vaudrait.

 Et il faudrait que tu viennes vite, très vite, car il se peut que je sois obligé de m'absenter pendant quelques jours, vers le dix, Tu descendras à Sierre et je serai obligé de te loger au Bellevue. Envoie-moi un télégramme.

( baldigst, sein, denn es wäredenkbar, das ich so um den zehnten herum für ein paar Tage fortginge. Die Station ist Sierre, ich müste Dich auch unten im „Bellevue” logieren. Schick ein Telegramm.)

 Au revoir, Liliane, aux beaux bras et au cœur plein d'oiseaux,

 Rainer

(Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.85 à 87)

 

Télégramme en français Rainer-Maria Rilke - Sierre, Valais 5/6/1924

Madame Claire Goll

27, rue Jasmin, Paris - 16 ème

 Sierre, 5/6

 Donc à plus tard car je pense être Muzot à l'époque indiquée. Autrement j'espère qu'alors on pourra se rencontrer dans ville suisse sur ton passage. Rainer

Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p. 87/88

 

 lettre de Rainer-Maria Rilke - Hôtel Ragaz, Ragaz, Valais 22/7/1924 (vendredi)

 

   Hôtel Ragaz, Ragaz

 ce 22 juillet 1924

Si je lis bien, Liliane, ton message aux ailes tendres et rapides —, tu n'entreras en Suisse que le 20 août passé ? Cette période me semble si lointaine dans les improvisations de mon été que je réalise au fur et à mesure des circonstances souvent imprévues, que je ne saurais pas encore te dire, si tu me trouveras à Muzot ou ailleurs.

 Je suis à Ragaz, je vais à Zurich, et je pense rentrer à Muzot le 2 Août. Y resterai-je ? Je ne sais. Il y aura certaines difficultés, changement de bonne etc.

 - Mais n'importe où tu me trouveras, si tu me fixes à temps ton itinéraire. Etes-vous bien à la campagne ? Donne-moi alors de tes nouvelles, Liliane, ce serait une désolation de te manquer lors de ton passage, mais nous allons tout faire pour éviter une telle déconvenue -

 Rainer

(Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.88/89)

 

lettre de Rainer-Maria Rilke - Château de Muzot sur Sierre, Valais 15/8/1924 (vendredi)

 

 Dis-moi vite, Liliane, si tes projets s'accompliront comme tu l'avais prévu ? Car : si tu entres en Suisse tout de suite après le 20 de ce mois, je pourrais encore t'attendre ici et te faire voir ma demeure et ce beau pays devenu mien. Ce qui serait parfait. Autrement, il faudra se donner rendez-vous ailleurs, car je compte de repartir des Grisons peu après cette date. Donc : les tiennes, Liliane. Que je me réjouis à l'idée de te revoir bientôt !

 Rainer

(Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.90 - lettre en français)

 

lettre de Rainer-Maria Rilke - Château de Muzot sur Sierre, Valais 20/8/1924

Pauvre Liliane,

 et moi qui m'attendais à recevoir la nouvelle de ton arrivée ! mon premier sentiment fût : si seulement tu avais pu venir vite jusqu'à moi, comme cela m'aurait fait du bien de t'assister dans ta grande et subite douleur, le milieu et le paysage, tout m'aurait peut-être secondé dans cette tâche. Et je te demanderais encore à l'envisager, si mon propre départ n'était pas imminent, car ce n'était plus que toi que j'attendais.

 Toutefois, fais-moi savoir, où tu te rendras de Zurich, dès que tes plans se dessineront. Il est, d'ailleurs probable que je passerai par Zurich avant ton départ et alors, nous pourrions nous y rencontrer. Je te préviendrai.

 Pour le moment, j'attends moi-même des nouvelles qui préciseront le jour de mon départ et les étapes de mon voyage. Et ici, il tombe une pluie froide comme on y est peu habitué dans le Valais, au mois d'août.

 Une chance, Liliane, que tu sois chez des amis. Sens ma présence et mon désir de te consoler, bien que, je le sais, il sera impuissant, comme nous le sommes tous.

 Rainer

(Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.91/92)

 

Lettre de Goll (14 octobre 1924) à Claire, 27 rue Jasmin, Paris                                                                             (Goll habite pendant son séjour à Berlin chez Georg Kaiser) MST p.43/44/45

 Berlin mardi matin (14 octobre)

 

 Mon ange lointain,

 Ainsi ce fut vraiment un succès hier soir. (Générale de "Mathusalem") Six rappels. Beaucoup de rires, et sans cesse des applaudissements au cours de la pièce.

Le metteur en scène Neubauer est un poète. Cet Autrichien des Alpes plein de fantaisie, fit montre de tant de passion et d'enthousiasme qu'il obtint de l'éditeur Kiepenheuer que la présentation de la pièce à Vienne soit supprimée et que Berlin obtienne la Générale. Un type un peu fou, sanguin et je ne peux pas lui en vouloir. Il a merveilleusement réalisé Mathusalem. Le Rêve - la triple figure de l'étudiant - le Duel - magnifique, et très souvent des morceaux de jazz dans le spectacle ainsi que pendant les entractes. Mouvement, mouvement.

 Et tu n'as donc rien perdu (sauf la pièce) à ne pas être présente. J'étais assis, tout recroquevillé, dans une loge. Tout seul. Je ne vis presque personne. Après, vint une dizaine de gens: Kiepenheuer, les deux Angermeyer, Arnolt Bronnen, Neubauer le metteur en scène avec sa femme et quelques jeunes gens; tous allèrent chez Bressel, mangèrent des "schnitzel", burent peu, se séparèrent à minuit. Je n'aurais pas non plus voulu que tu te montrasses en public.

 Toute la soirée tu fus mon ange lointain et souriant et je ne pensais qu'à toi, songeant combien tu es belle dans ta "robe de corbeille" (un cadeau de Paul Poiret). Mais tu as raison : seule la séparation prouve l'immense amour que nous avons l'un pour l'autre. Tu es un fragment de moi-même, non la moitié mais les trois-quarts, et sans toi, je flotte, inexistant, à travers la ville, le long des êtres humains.

 Mais ne regrette pas trop de ne pas être ici : ce soir, il est impossible d'avoir des places pour " Sainte Jeanne ".(de G.B. Shaw, Jeanne jouée par Elisabeth Bergner dans une mise en scène de Max Rheinhardt, Générale le 14 octobre au Deutscher Theater de Berlin)

 Tout se passe hors de nous, de ce que vivent les autres individus, on ne sait rien. On ne peut savoir qu'un sentiment, un amour, et même pas le savoir : le vivre, si fort qu'on ne le remarque pas clairement. J'aimerai toi seule, toujours. Tout le reste, c'est la vie quotidienne.

 Ce matin, j'ai été me promener pendant deux heures dans le parc du Château, près de la Luisenplatz. Bel automne encore estival, les bons vieux arbres, un étang à l'abri de toute critique. Tout ce qui est humain me répugne vraiment. Je ne me réjouis pas, non : depuis longtemps, je n'ai été si triste. Au fond, rien de ce qu'on fait n'a le moindre but. Le parc lui aussi est ennuyeux. Et la nature, on ne peut pas la supporter.

  Si tu étais là !

   avec ton Wani

  Ne tu pourrais-tu pas venir encore ?

 

Georges Kaiser n'est pas encore arrivé à Berlin, fidèle à son principe, qui est de ne pas aller au Théâtre. Les Angermayer sont réellement très aimables. Dieterlé est hostile, Mathusalem l'irrite. Je ne sais pas encore du tout, à vrai dire, à quel concours de circonstances je dois cette Générale, si vite décidée, presque soudaine. Concurrence avec Vienne ? Kiepenheuer s'intéresse à tes oeuvres : je les lui apporterai jeudi.

 Salue Wagner (le cousin d'Elisabeth Bergner). Ecris-moi bientôt tous les détails de toutes tes minutes.

S'il te plaît, quand Clara (Malraux) habitera avec toi, enlève de la cheminée le casier qui contient les lettres.

 J'apprends à l'instant que Hasenclever est à Paris, envoyé par le 8 - Uhr - Abendblatt. C'est une grossièreté. Je ferai du raffut, là-bas. Ne l'invite surtout pas avant que je sois revenu.

 

Ivan Goll  à Claire à Paris (15 octobre 1924)

chez Georg Kaiser, 3 Luisenplatz, Berlin-Charlottenburg

mercredi matin

 Que pourrais-je dire ou faire de cet automne plus beau que tous les autres ? qui sème sur les dames les feuilles d'or et les mille journaux où il n'est question que de Goll et de Mathusalem et de Z.R.III. Je t'ai envoyé les plus importants : Kerr est étrangement fameux : 8 Uhr Abendblatt fait de moi un Werfel …, suivent aujourd'hui le Vorwärts avec un hymne de louanges mais il y a aussi les insanités les plus merveilleuses de la presse réactionnaire, dont tu riras beaucoup plus même que de Mathusalem. Malheureusement Ihering n'a rien écrit et Faktor est sévère. En tout et pour tout, je sens que cette pièce vient tout de même quatre ans trop tard : la plupart de ses pointes sont émoussées ici. Berlin ne s'étonne plus de rien, cette ville a été lessivée par toutes les eaux d'égouts.

 Réellement, la représentation est remarquable - et que tu ne la voies pas, cela m'attriste tant. Je suis malade de tristesse. Je n'ai pas une minute de joie. Je n'ai pensé qu'à toi sans cesse. " A quoi cela me sert-il, puisqu'elle, avec ses grands yeux bienheureux, n'est pas là ?" J'aimerais mieux repartir tout de suite. J'erre dans Berlin comme un perdu. N'ai de plaisir à rien et pas envie de faire des affaires. Je ne mange pas. Je maudis les parcs dorés qui sont en face de ma fenêtre, où je ne peux pas te situer.

 A l'instant ta lettre arrive, après qu'hier j'ai plusieurs fois rouspété au téléphone (à la Schmiede [ Berliner Verlag Die Schmiede qui va publier en 1925 Germaine Berton d'Ivan Goll]), Tout va bien : mais que tes douleurs aient recommencé d'une façon si aiguë. T'étais-tu tellement énervée, dimanche ? je veux que tu m'écrives tous les jours. *

 

 Toutes tes commissions seront faites. Tes soucis apaisés. Je n'ai pas été, hier soir, voir "Sainte Jeanne", car je ne voulais rencontrer aucun des hommes de lettres. Mais dis à Wagner que j'irai voir Valentin. Le reste de la littérature me rend si malheureux. Dans l'ensemble, tu n'as absolument rien perdu à ne pas venir ici. C'est seulement la pensée qui fait si mal.

 Comme c'est splendide que tu aies commencé le roman.

Je me réjouis tant de travailler avec toi. Bientôt.

 Plus que jamais

 ton Vani

 

Mosse a parlé de ton volume de poésies dans le Vog-Zeitung.

Paraîtra bientôt.

Le "Triangle", (Das Dreick) nouvelle revue, donne une poésie française de toi.

 

* Adresse : Monsieur Iwan Goll,

  chez Georges Kaiser,

  Berlin-Charlottenburg,

  Luisenplatz, 3.

 

carte-lettre de Goll adressée à Francis Picabia du 23 novembre 1924  :

 Mon cher Picabia

 Je viens vous demander, comme de juste, deux places pour la

Première soirée de "Relâche" : inutile de vous dire que ce n'est pas avec des sifflets mais avec des Trombones que "Surréalisme" viendra.

 bien à vous

 Goll

 

(B.L.J.D. A-I - 1 (13) n° 24, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris.)

 1925

 

début janvier 1925, Rainer-Maria Rilke est à Paris, Hôtel Foyot

 

pneumatique écrit en français de Rainer-Maria Rilke (Paris) 25/2/1925 à Liliane (Claire)

  Paris, 25/2/1925

  ce mercredi matin

Enfin, je vois un peu plus clair dans la disposition difficile de mon temps, j'ai dû combattre pour garder libre l'après-midi de demain, jeudi, à partir de cinq heures.

 Voudras-tu me le rendre familier en me donnant cette heure tranquille que je désire depuis des semaines ?

 S'il n'y a pas de réponse, j'admets que tu m'attends.

 Au revoir, Liliane

 enfin !

 Rainer.

 

(Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.92/93)

 

pneumatique écrit en français Rainer-Maria Rilke (Paris) 26/2/1925 à Liliane (Claire)

  ce même jeudi, 4 h. 10

Dommage,

  Liliane,

  et tu ne t'es pas fait bander les yeux pour me trouver au « Luxembourg » ?

 S'il ne m'arrive pas de contretemps, d'ailleurs, ou du côté de ma santé, je te prie de m'attendre, samedi, chez toi.

Samedi après-midi. Cela te convient-il ? Je me réjouis de te revoir.

 Rainer

Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.93/94

 

lettre de Liliane (Claire, traduite de l'allemand par elle) Paris à Rainer-Maria Rilke

    Paris, Avril 1925

 Maintenant j'ai déjà vécu quatre semaines depuis notre rencontre,

Rainer.

 On s'enrichit tant à te regarder et encore davantage à t'entendre. Et je me suis forcée à me taire, quoique mes sentiments pour toi prennent l'allure d'un Niagara. A présent je ne peux plus longtemps ériger un barrage, mais ne t'effraie pas : ce n'est pas une chute bruyante, déchaînée, mais tendre et sauvage, que je n'arrive plus à dompter.

 Le printemps et toi sont à Paris ! Je longe les rues, par lesquelles tu as peut-être marché. Je cueille au Luxembourg les boutons et les regards que tu as peut-être frôlés. Mais je languis tant après ta voix, ta voix magnifique, qui fait de la musique avec les pétales de roses. Lorsque je pense à toi, je rougis comme elles, elles que tu as inventées, car avant toi elles n'existaient pas.

 Ah, sois généreux, viens, apporte-moi pour une heure seulement ta main, afin que je puisse l'adorer. Car pour t'admirer, il me faudrait toute une vie.

Tu le sais bien que depuis huit ans je n'ai pas encore osé savoir si tu es Rilke ou le bon Dieu. Et pardonne-moi de t'aimer sans limites !

 Liliane

 

lettre de Rainer-Maria Rilke (Hôtel Foyot, 31 rue de Tournon, Paris) 29/6/1925 à Liliane

Liliane

à traduire elle est dans mes dossiers

 

Ceux qui viennent n°4 - juillet/août 1925

 

"Ivan Goll habite à Passy, rue Jasmin...Dans le petit salon où flamboient quelques Picasso, Gleizes et Delaunay, un fort beau chat siamois saute sur mes genoux. C'est un rugbyman convaincu qui passe ses dimanches a s'entraîner avec un petit ballon. "Vrai sportif de la jungle" me dit Goll.

“ La fonction de la poésie aujourd'hui ? 

— Le revirement a pris naissance vers 1910-12. Ce fût une véritable révolution...De là datent les "ismes": cubisme en France, futurisme en Italie, expressionnisme en Allemagne. Grande divergence de forme dans ces écoles, mais bien des traits communs: l'amour de la vie, de l'activité nouvelle et ce je ne sais quoi poétique qui est un parallèle du mouvement plus rapide de notre existence. C'est Picasso, Delaunay, Cendrars, Apollinaire, Salmon qui furent les principaux meneurs à Paris.

La guerre... elle effaça en réalité presque toutes les tentatives d'action artistique. Et la paix, jusqu'en 1924, eut une influence encore plus néfaste sur le développement de l'art moderne....En 1924, il y a du nouveau: Dada touche à la banqueroute, les cubistes retouchent à l'objet...J'écrivis dans Paris-Journal un article contre l'art snob, prétentieux et pédéraste qui avait pris le haut du pavé. Les véritables poètes se cachant, les salles de spectacle s'emplissaient de la sottise quotidienne. Le théâtre était mort, remplacé par le ballet russe, suédois ou nègre.....ce n'est qu'au théâtre que l'art pourra devenir excessif, brûlant comme du vitriol et surréaliste, c'est à dire plus puissant plus fiévreux, plus vrai que la vie.

— Surréaliste...Nous y voilà ! Parlez-moi donc du surréalisme.

— Oui, surréaliste. Pour moi surréalisme signifie plus que la réalité, la réalité à outrance, la vie radiographiée, nue jusqu'aux os, et toute chair incendiée ; la vie vue à la loupe...

— Mais que pensez-vous du surréalisme de la rue de Grenelle?..

— C'est presque l'opposé extrême, oui ; mais vous verrez qu'à la fin les extrêmes se touchent. Les surréalistes bretonniens préconisent la surréalité, qui signifie au-delà de la réalité ou l'autre réalité... Parce qu'ils sont partis du rêve....ils ont conservé du rêve la notion enfantine qu'il est quelque chose d'irréel. Mais pour moi le rêve n'est en aucune façon à distinguer de la vie. Il en est au contraire la continuation sournoise et peut-être encore plus directe. Mes rêves ne sont pas des promenades dans un absolu inconcevable pour mon être conscient, mais des continuations immédiates de ma vie journalière. Ils jugent ma vie. Dans le rêve je vois plus clair et je pense plus logiquement. Je l'attends pour résoudre les questions embrouillées par la "logique", par la diplomatie, par le cynisme des jours. Le rêve est donc pour moi une réalité plus intense, plus lucide, plus directe.

— Et le rôle du rêve dans la poésie ?

— En temps que songe matériel, aucun rôle. La surréalité des grands poètes de toutes les époques, arabes, grecs ou lapons, est due à cette extase qu'on a toujours appelée inspiration et qu'il est inutile d'appeler aujourd'hui surréalisme. Ne sera pas poète qui veut et qui, sans s'abreuver d'opium, se mettra consciemment dans cet état d'inconscience que Breton et ses amis conseillent pour former une génération soi-disant plus géniale que toutes celles qui vécurent depuis 5.000 ans.

— Qu'elle est alors la fonction politique de votre surréalisme ?

— Mon surréalisme est beaucoup plus modeste ; il ne cherche pas à créer une école absolument nouvelle et différente de tout ce qui exista jusqu'à nos jours. Il ne veut que grouper sous une formule les poètes qui expriment la volonté actuelle de faire des œuvres où coule la vie et où celle-ci puisse être construite d'une façon presque aussi parfaite que notre système cardiaque.

 

lettre de Liliane (traduite de l'allemand par Claire Goll) Paris à Rainer-Maria Rilke

Rainer

 Je t'en prie, rassure-moi par quelques mots sur ta santé ! Est-ce que le vent du Valais est venu à ta rencontre ? Est-ce que ta « Tour » t'a reconnu ? Et les roses, ont-elles attendu ton retour pour fleurir ? Chaque fleur de Sierre doit-être concernée par ta guérison.

 Ah, si tu savais combien intensément cette santé préoccupe mon cœur !

Et combien je suis attristée que nous nous soyons revus à Paris à un moment où le corps avait transmis sa lassitude à notre amour, lassitude amaigrissant l'âme.

 Mais tes yeux avaient augmenté. Souvent ces yeux m'ont parlé au-delà des frontières. Alors je me reproche de ne pas avoir suffisamment et avec assez d'humilité baisé tes mains.

 Un mot, je t'en supplie !

  ta Liliane

 

 1926

Mort de Rainer Maria Rilke (Prague 1875 † sanatorium de Val-Mont, Montreux 1926)

 

"Ivan Goll,  l'homme qui chante tout le long de sa vie. Impossible de ne pas voir qu'il est allemand. Il a un rire couleur du Rhin. Des lunettes qui agrandissent l'oeil, clignant comme les lumières de Nuremberg, dans la nuit de la fantaisie. Impossible de ne pas voir qu'il est français. Il est plein de sourires, d'ironie foraine. Son oeil se fixe sur tout spectacle, il en profite pour oublier la versification ; il crée de mystérieux projets de cosmogonies nouvelles.

Mon cher Robert Delaunay, surveillez Goll ; c'est l'homme qui un jour ou l'autre vous volera la tour Eiffel pour l'emporter.  Où ?"

(" 900 " - Cahiers d'Italie et d'Europe - n° 1 Cahier d'Automne 1926. Fondateurs :Massimo Bontempelli - Curzio Malaparte. Nino Frank : Astérisques  (p. 185) :

 

Claire (Paris) à Ivan (Nancy) 14 octobre 1926 MST p. 19****

  Dimanche (1926)

 (Paris)

Mon Chéri

 

 Tu me manques de bout en bout, et surtout au bout du jour. Car, lorsque vient le soir, je ne me supporte simplement plus. Voudrais hurler à pleine voix, comme un jeune chien.

 "Tu ne peux vivre sans moi", dis-tu. Cela n'est que trop vrai. Et si, de ci de là, je te suis infidèle, ce n'est réellement que par désespoir, parce que je ne sens pas autour de moi tes bras bénisseurs. 

 Une corde de ta guitare a sauté, hier, de douleur, avec un son mineur. Une seconde auparavant, je lui avais donné le diapason avec ma voix sanglotante.

 Fan-Fan *, comme toujours, saute le matin sur mon lit, fait ses caresses et ses exercices de gymnastique sur mon cou : en avant, en arrière, puis il m'enfonce brusquement ses griffes dans la chair, parce qu'il est furieux de ton absence. Tu vas prétendre qu'il a de l'excitation érotique. Et je réponds : Non, il ronronne parce que tu n'es plus là, et qu'il ne trouve plus d'épaule pour faire de l'alpinisme. Sans cesse il va avec moi à ton bureau, pour tourner autour du poète qui y est assis. Et soudain, il s'aperçoit que j'ai seulement évoqué la vision du poète, et ses yeux bleus deviennent rouges de colère. N'est-il pas déjà profondément vexé, que je le laisse seul toute la journée ? Mais, c'est qu'il y a aussi chaque jour un voyage pour aller chez Kokoschka. Tu sais qu'il habite à l'autre bout de la ville. Hier, quand je suis rentré à la maison, Fan-Fan m'a flairée sur toutes les coutures. Avait-il senti l'autre bête de proie, le Kokoschka ? Bref, il me mordit au bras et me griffa par jalousie. Et pourtant, ni lui ni toi n'ont la moindre raison d'être jaloux. Je ne pose pas pour K., assise mais étendue, et ce faisant, je me sens toute triste. La "Ceinture" n'est pas loin, et quand j'entends passer un train, je voudrais le prendre pour aller te retrouver. Donc, je suis étendue. Tu sais bien que je ne peux pas rester immobile en position assise. Il viendra un moment où K. déchirera son dessin et m'en jettera les morceaux aux pieds. Comme l'a fait Archipenko avec ma tête presque entièrement terminée, qu'il fit voler en éclats. Ou peut-être me transformera-t-il en un rouge lac de montagne, comme fit Meidner. Mais aussi, avec ce dernier, comment aurais-je pu poser sans bouger  ? La peur m'entraînait à droite, puis à gauche, dès le moment où il m'ouvrait la porte, avec son casse-tête caché dans sa manche, ou encore quand il buvait son thé dans des boîtes de conserves qu'il avait ornées de têtes de mort. Chez K. non plus, je ne me sens pas tranquille. Est-ce que cela vient de ce que l'atelier est meublé de désespoir et de faim expressionnistes ? Le baron, son ami, m'a mis en garde : "Au nom du ciel, n'apportez rien à manger à K. ! il vous jetterait dans l'escalier avec votre paquet ! "

 De lui aussi, K. a refusé toute aide et tout argent. Il est vrai qu'en France, personne ne le connaît. La France s'en fiche des génies. Qu'il se pende comme Gérard de Nerval ! Beaudelaire n'avait jamais d'argent non plus. Et Gauguin, Van Gogh, le Douanier Rousseau n'ont-ils pas vendu leurs toiles pour un dîner ou une note de blanchissage ? Donc, je fais comme si je ne voyais pas qu'il meurt de faim et j'apporte seulement une grande quantité de tartelettes aux fraises. A 5h., pour le thé, je grignote mon gâteau, bien que l'appétit me passe quand je regarde cet homme couleur de lune. J'attends qu'il morde à son tour dans une tartelette. Mais sa fierté lui donne l'énergie de n'en prendre aucune. Alors, je reprends la pose étendue. Son visage ravagé doit se refléter dans le mien. Certainement, personne n'a encore fait de moi des dessins aussi tristes. Chagall a projeté dans ma figure son génie positif, affirmatif, Robert **son dynamisme, et quant à Albert ***, j'essayai de le tenter avec "mon regard de sirène" (comme tu l'appelles). Ensuite, quand sa moralité pédante commençait à fondre, je devenais de glace et il jouait au bilboquet pour retrouver son équilibre cartésien. Mais ici, : rien que du tragique et du chaos. Une matière explosive incontrôlable. L'élément allemand. Peut-être aussi un peu de sang slave.

 Lorsqu'ensuite, je m'en vais, il me rappelle. J'avais oublié mes gâteaux, dit-il. " Mais, Koko, dis-je, vous ne voulez tout de même pas que je traîne avec moi jusqu'à la maison cette pâte au beurre ramollie".

 Et ce n'est certainement pas plus gai pour toi, à Nancy, entre ta mère et ton beau-père. Oh ! cette séparation !

 J'espère que K. ne me dévorera pas et que bientôt, je m'étendrai, de nouveau, pour toi.

 Ton inconsolable Zou

 

* Chat siamois offert par Jacques Villon aux Goll

** Delaunay

*** Gleizes

                                                          1927

 

Lettre Ivan Goll  (Metz) à Claire à Paris du 26 juillet 1927 [ mardi]

 Metz 26 juillet 1927

 (mardi)

 

Chérie,

 Il faut que je raconte une histoire très drôle : hier soir, nous avons été invités tous les trois chez mon paysan d'oncle. (Il y eut d'ailleurs un dîner très rustique : des quantités immenses de lait, de crème, de fromage, de lait caillé, d'œufs et de tomates étaient venus d'une ferme qu'il possède. C'était une débauche de produits lactés sans précédent). Et là-dessus, on nous a offert un concert : la pauvre petite Liliane, tu sais est condamnée à mort. C'est terrible à voir, et il faut convenir que ses parents lui achètent tout ce qu'elle désire. Elle possède depuis huit jours un poste de radio à 4000 francs, et alors, on nous a offert de la musique de tous les coins : des marches militaires de la Tour Eiffel, - de Londres, les chansons populaires de Doodlesack, et ensuite, on s'est branché sur Langenberg, une sorte de Königswusterhausen. Il y avait justement une soirée américaine : une Symphonie américaine, puis du Jazz, des chants nègres, et enfin... une lecture tirée du "Nouveau Monde" de Claire Goll, paru aux éditions S. Fischer : 4 poésies de Carl Sandburg, Kreymborg, Ezra Pound, etc. Cela dura une bonne demi-heure, projeté dans la pièce par un récitant talentueux, pathétique. Ton nom sonna haut et clair, tous le comprirent, et tu avais un peu vaincu. (*) Mais surtout : cela te rapportera, cette fois encore, environ 40 ou 50 M. au moins.

 Pour le reste, les rapports avec ma mère sont tout à fait excellents. Tout ce qui serait désagréable, on le tait. Elle s'est bien reconnue en Elvire (°) : la servante des vieux, a-t-elle dit.

 Ce matin, j'ai fait une belle promenade dans la vallée lorraine et le long de mon canal.

 Demain, à 5 heures du matin, je continuerai jusqu'au beau vieux cimetière juif de Sélestat. Le soir, à Lucerne. Jeudi soir, je quitterai Lucerne et vendredi matin, je serai à nouveau dans tes bras, chère enfant.

 Ton toujours fidèle

   Ivan

S'il y avait quelque chose d'important au courrier, par ex. une lettre de Piper, fais suivre bien vite à Lucerne, s'il te plaît.

 

* Sous le prétexte que j'étais une "demi-boche", la mère d'Ivan, jalouse, n'avait pas encore voulu me connaître (note de Claire).

(°) allusion au roman à clefs de Goll : "Le Microbe de l'or", qui était paru à Paris en juin 1927

 

Télégramme Ivan Goll  (Metz) à Claire à Paris juillet 1927 [ date presque impossible, à vérifier ]  Metz juillet 1927

Claire Jasminpalace, reçu lettre bleue. Solitaire pleine d'initiatives. Orphée sans moi ! Fischères tant mieux ainsi. Cocteau d'abord, ensuite Stock. Ici, la douleur s'use d'elle-même. Même le million de soleils fraîchit. J'aspire au départ. Arrive dimanche matin six heures sept.

Expédie immédiatement le télégramme inclus.

 Vani

 

Lacrasse et fils, rue des Bourgeois

 

                                                         1929

Les soirées de Sagesse : Les "Amis de Sagesse" se réunissent tous les samedis soirs, à la Brasserie Courbet, 133 Bd.Brune (14°)

23 février 1929 :

Quelques poètes allemands contemporains. Poèmes de Rainer Maria Rilke, Ernst Toller, Karl Liebknecht, Ludwig Rubiner, Claire Studer par Jean Dorcy, E.P. Jalbert, Fernand Marc

 

16 mars 1929 : Soirée réservée à :

l'Anthologie mondiale de la poésie contemporaine d'Ivan Goll.

 


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Claire & Yvan GOLL
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