Correspondance Claire et Yvan GOLL jusqu'en 1920
Isaac Lang, né le 29 mars 1891 à
Saint-Dié (France), est le fils d'Abraham
Lang et de Rébécca Lazard,
mariage d'Isaac Lang et de Claire Aischmann 21 juillet 1921 :
décédé le 27 février 1950 à l'Hôpital Américain de Neuilly-sur-Seine.
Claire STUDER, née Aischmann le 29.10.1890 à Nüremberg, mariée en 1911 au Dr. Heinrich Studer : une fille Doralies est née en 1912 à Leipzig ; depuis la fin de 1916, Doralies vivait à Zurich chez les parents d'Henri Studer : séparation du couple Studer au printemps 1917. Divorce avec Henri STUDER le 27 mars 1919.
21 juillet 1921 : mariage d'Isaac Lang et de Claire Aischmann [1]
Décès de Claire le 30 mai 1977 à Paris
10 février
1917 : première rencontre entre Ivan Goll et Claire Studer. Leur correspondance
sera publiée en 1966 [2]
Première
lettre d'Ivan (Lausanne) à Claire (Genève) du 12/02/1917 MST p.11/12
Lausanne,
12/2/17
Riant-Mont,5
mais
adresse postale toujours à Case Maupas
Mes très chères
amies,
Je
suis rentré chez moi, à la fois très heureux et très malheureux, en sorte que
je ne me sens pas capable de porter un jugement sur moi-même. Dites-moi, s'il
vous plaît, vous deux :
suis-je
réellement aussi mauvais que j’en ai l’air ? Vous avez dû maintenant vous prononcer, et la conclusion la plus raisonnable à laquelle vous vous êtes arrêtées,
c’est peut-être : ce type est venu avant - hier, aujourd’hui il est reparti, gardons notre calme après ce jeu fatal, etc. Mais vous êtes les premières à savoir
que ce qui importe dans la vie, ce n’est
pas toujours d’être raisonnable. Il y a une chose que je sais, c’est que vous deux, Yvonne ¹ et Liliane ² vous avez été pour
moi quelque chose d’important, et je
crois que vous pouvez devenir encore plus, vous pouvez devenir mon destin.
Gustave
³— il n'a pas encore reçu votre baptême — est tout à fait hors de lui, il ne me
pardonne pas mon lâchage d'hier pour l'excursion à skis qu'à la condition de
faire bientôt votre connaissance. Il a raison. La meilleure solution, c'est que
vous veniez très vite à Lausanne et que vous vous organisiez ici, comme s'il
n'en avait jamais été autrement. Pour qui
sont faits les chemins de fer, les pensions ? Et ensuite : quand vous ne nous
supporterez plus, vous serez là, toutes deux, et si vous ne vous supportez
plus, nous serons là.
Il
faut être impulsif !
Chacun
garde sa liberté personnelle, jusqu'à ce qu'il se soit forgé ses propres
chaînes : ô chaînes de roses !
Aujourd'hui, c'est le premier
jour de bruine à Lausanne. Pas encore le printemps, mais une invite à voyager
vers des contrées ensoleillées.
Cet
après-midi, nous nous mettrons à chercher les logis. Gustave jubile à la pensée
que nous devrions, à quatre, louer tout un appartement : ô liberté, ô discours
à haute vois dans le clair de lune de minuit ! Une installation de ce genre
coûte moins cher que lorsque chacun loue une chambre. Et à midi, on va dans les
restaurants.
Mais surtout que je ne l’oublie
pas: merci, merci, pour m’avoir accueilli si familièrement, mes bonnes soeurs. Quand on se sent des âmes si proches, pourquoi ne doit-on pas aussitôt se tutoyer?
… hier soir, mon vieux propriétaire a
téléphoné à tous les bureaux de poste qu’il fallait rechercher le skieur
disparu, et l’alerte a été donnée dans
toutes les Alpes. En ce moment, on
cherche mon cadavre imaginaire sous les avalanches de neige. Si l’on savait
quelles autres blanches avalanches m’ont enseveli!
Je
vous envoie par le même courrier 3 exemplaires du "Requiem" et la "Himmlische Licht" de Rubiner, que je vous avais annoncée et que devra
garder pour elle celle de vous qui croit pouvoir le mieux me dispenser, en échange, une autre lumière céleste
cordialement
votre
Iwan
¹ (Yvonne Schwam) épousera Wolfgang Schaper, fils du sculpteur berlinois Fritz Schaper
² (Claire Studer, née Clara Aischmann se faisait appeler Claire mais Ivan l’appellera indistinctement Lillan, Liliane, Liane, Neila, Claire, Clarisse, Zouzou, Susu)
³ Gustave Bychovski, étudiant en médecine, deviendra psychanalyste à New-York
La
traduction française de ces lettres sont d’ Hélène Ziberberg sous contrôle de
Claire ?
lettre
d'Ivan (Lausanne) à Claire (Genève) du 18/02/1917 MST p.12/13
Lausanne, 18. 2.17
Chère Liliane,
Quand
je revois la journée d'hier, je me fais l'effet d'un petit garçon heureux : je
riais, je plaisantais, je te voyais, rien que toi. Je dois m'avouer aujourd'hui
que je ne m'étais, auparavant, jamais cru capable d'une explosion aussi
exubérante et aussi impulsive.
Mais
nous n'étions pas seuls : derrière nous, se tenaient continuellement deux
êtres, que notre cœur semblait négliger, que nous paraissions oublier, mais
auxquels nous étions liés deux par deux, par des liens puissants, en ligne
droite et en croix.
Il y a Guscha *, dont tu ne
pouvais rien dire de plus exact que ce mot : il est analytique Il y avait Yvonne, dont je ne pourrais rien
penser de plus douloureux que ;: elle souffre.
La
journée d'hier était une projection de l'avenir sur le présent. Et celui qui se
tenait le plus loin était aussi celui qui le voyait le mieux : Guscha. Il me
signala vers quelles difficultés et vers quels terribles dangers nous nous
avançons, les bras unis. Et je fus malheureusement obligé de lui donner raison.
Yvonne n'a pas oublié.
Je
n'ai pas encore assez souffert (à ce qu'il semble).
Cela est injuste. Cela pourrait
devenir plus injuste encore. Je ne crois guère à la possibilité d'une forme
d'amitié durable, objective, limitée au spirituel. Toi non plus. Lui non plus.
Elle — non plus.
Ainsi
: malheur d'un côté, malheur de l'autre.
Ce
n'est pas une volonté soudaine qui peut faire de nous des amis, comme le froid
rassemble les particules étoilées en un flocon de neige.
Une
longe habitude l'un de l'autre pourra mieux nous souder ensemble.
Habituons-nous
l'un à l'autre. Peut-être.
Nous pourrons y arriver grâce à
un minuscule changement ; nous ne prendrons pas tout de suite quatre chambres,
mais nous resterons ensemble, et vous habiterez ensemble de votre côté ;
nous vous rendrons visite, tous les jours : ce qui était d'ailleurs votre
première pensée.
Nous
vous chercherons donc 2 ou 3 chambres dans une pension agréable (Fr. 4,50 - 5)
Le voulez-vous ?
Hier,
je n'étais pas moi-même. J'étais trop amoureux. Pardonne !
Je
souhaite qu'Yvonne n'interprète pas faussement le fait que j'ai évité de
prononcer des paroles tendres pour adoucir une douleur dont je savais que mes
yeux remplis de toi semblaient la cacher (mauvaise construction de phrase !)
Aujourd'hui,
je suis plus brisé que jamais.
Guscha
et moi sommes vos amis dévoués
Iwan
* Gustave Bychovski, étudiant en médecine.
Gazette de Lausanne n° 213 - 5 août 1917 :
Iwan Goll : " A propos d'une nouvelle loi allemande"
C’est la première fois que Goll écrit sur
Claire Studer : "en de vibrants articles qui paraissent dans la Freie Zeitung de Berne, Madame Claire Studer invite les femmes à se
réveiller, à prendre parti pour leurs
maris et leurs enfants.
.... Femmes! dit Mme Claire Studer, il ne doit
y avoir pour nos enfants que des lois dictées par l'amour et non par la
force, des lois qui ont pour but la Vie
et non la Mort! Défendez-vous! Défendez vos enfants par tous les
moyens! Inculquez-leur la haine contre
la guerre! Apprenez-leur l'amour de
l'humanité! "
Ivan
(Saint-Cergue, près Nyon) à Claire (Chailly s/Lausanne - Les Fauconnières) du
23/08/1917 MST p.14
Saint-Cergue 2 heures
J'ai vu, à 10 heures, à Nyon,
partir le train de Genève. Une force effrayante m'entraînait avec lui. Déjà je
maudis ma montre, parce qu'elle tourne trop lentement.
Quand viendra le soir ? Je vais
encore errer, pendant trois heures, à travers les fourrés, pour tuer le temps.
Iwan
Il semblerait
que ce soit le Dimanche 9 septembre 1917 que se soit réalisée leur passion au
sens biblique
Ivan
(Berne) à Claire (Zurich) du 13 septembre 1917 MST p.14
Claire Studer jeudi
matin (Berne 13/ 9-1917)
Zurich
Poste restante, Bureau central
Mon cœur qui a été percé hier
soir par de grises lances de pluie (ton invention en rêve) voltige aujourd'hui,
rouge comme un oiseau, pour être le premier à ta rencontre.
Il
t'entourera de ses battements d'ailes, en toi et partout. L'entends-tu chanter
?
Iwan
La mère de
Goll est à Lausanne les 13/14/15/16/17/18 septembre 1917
lettre
d'Ivan (Chailly-Lausanne) à Claire (Zurich) du 14/09/1917 MST p.14/15
Madame Claire Studer Chailly,
vendredi soir, (14-IX-1917)
Vogelsangstrasse, 3
(3, Rue du Chant des Oiseaux)
Bien-Aimée,
Le temps de la réflexion est
passé; seul le sentiment prend le dessus. Il y a mille choses entre mon billet
d'hier et celui-ci — mille étreintes,
mille séductions, mille cris, mille rêves, mille peurs, mille caresses. Cela se
passait cette nuit.
Ta
carte, ce matin, m'a rendu heureux.
Je
reprends mon récit de la journée d'hier. Avant mon départ de Berne, je
rencontrai encore, par hasard Jacob ¹, qui souriait et qui affirmait que ce
sourire était pour moi, sans qu'il m'ait vu — il pensait justement à Iwan le Terrible, il voulait nous écrire et nous
inviter à Merlingen où il trône à présent. Dommage, ai-je dit. Il t'envoie ses
hommages.
Je
vis, également par hasard, Hugo Ball. Conversation intéressante. Ses hommages.
Je
vis aussi Streicherlein. Des miaulements de chat.Ses hommages.
Je
vis Schlieben ². Ses hommages.
Tu
vois combien j'étais chargé en quittant Berne.
Mais
je vis aussi Lutek. Ses hommages. Et si je vois encore beaucoup de gens, cette
lettre ne sera plus qu'une litanie.
Mairie
: payé 5 Fr. donné le bon, reçu en échange le stupide permis Schein
(sont-ce là tous tes papiers ?) Pour la carte de sucre, on s'est moqué de moi,
mais si tu te dépêches, tu en obtiendras une nouvelle à Zurich. Pour compenser,
ta belle-maman m'a généreusement donné son reste. Il suit par ce courrier.
Jointes
par conséquent : lettre chargée et 2 annexes.
En
outre, par le même courrier, un petit mandat, qui suffira, je l'espère, pour
les tramways de Zurich.
Quels
succès as-tu enregistrés jusqu'à présent ? Chambre ³, Karrodi, Rubiner,
Cornelius?
Puisque
tu es sur place : quand nous atteindra enfin "l'Echo du Temps"
*? depuis quand a-t-on appelé dans le
bois **?
Travail : ce matin, mon libre "Appel aux Intellectuels". Très content. Il est cinq
heures. D’habitude tu serais venue ; tu t’asseyais sur le lit et tu m’écoutais.
Ou bien tu me harcelais, ou encore tu
mordillais des pommes (bien mûres et sucrées). Mais à présent ?
Je
suis malheureux
Iwan (S.D.d.V.)
¹ Heinrich Edward Jacob
² Dr. Hans Schlieben, rédacteur-éditeur de la
revue pacifiste suisse Die Freie Zeitung
³ Ils recherchaient une chambre.
* Zeit-Echo, revue pacifiste des artistes. Editeur, Ludwig Rubiner.Dans le numéro de
juillet :
Claire Studer "Die Stunde der
Frauen" p.9/10
Ivan Goll : "Menschenleben" p.20-21
** traduction littérale, de Claire Goll, pour : in den Wald gerufen
worden, qui semblerait mystérieuse sans
le commentaire de Barbara Glauert, note
3-p.310 M.S.T.: allusion à Der Sturm, revue hebdomadaire pour la Culture et les
Arts de Herwarth Walden, revue de Berlin à laquelle Ivan et Claire
collaborèrent régulièrement).
lettre d’Ivan (Chailly) à Claire (Zurich) du
15 Septembre 1917 MST p.15/16
Chailly, 15
sept. 17
Très aimée,
Je
suis bouleversé, élevé par ta lettre au-dessus de moi-même. Oh ! après une
telle nuit de tourment, d'horreur, de chute vertigineuse en direction de toi.
Combien de vie tu m'as apportée. J'étais mort. Une gouttière grise et
ruisselante sur un toit. Battements, battements. Crépuscule. Cri d'angoisse. Oh
! après une telle nuit de torture.
Tu es l’étendard rouge-feu du jour. Tu es la
salvatrice de l’humanité. tout doit se vouer à toi, tout.
Je
viens bientôt, bientôt, bientôt. Ici, je ne peux déjà plus rien faire, après les premières semaines de repos. Il faut que je creuse la terre de
mes ongles, que je la fouille jusqu’au
coeur, elle et les hommes.
Ecoute
: nous voulons devenir des "êtres humains", dans le sens où tu parles de Frank.¹
D'ailleurs, tu le perces bien à jour, psychologiquement : tout à fait comme je
le revois dans mes souvenirs. Surtout ces yeux froids, froids qui vous
dissèquent, n'est-ce pas ?
Que
de choses tu as déjà vécues à Zurich ! Et je les ai vécues avec toi, puisque tu
les a ensuite revécues avec moi, si intimement. Merci. Bien, bien, Bruno Götz*
: est-il quelqu'un ? Avant la guerre, il affectait la " jeunesse " et
la "simplicité".
Je
suis toujours très content de mon "Appel aux Intellectuels". Inspiration directe. Ce sera
peut-être pour Rubiner. Développement, continuation et amélioration du dernier article.
Par
ailleurs aujourd’hui deux nouvelles poésies d'"Unterwelt "
(Bas-Fonds). Mais hier, hier : encore des traces de toi. Aujourd’hui, je suis vide, solitaire, épuisé. Va peut-être,
si ça s'arrange d'une manière ou d'une autre, à St-Prex. Douce, encore un baiser, un baiser, et ensuite — me jeter sur toi. Bientôt. Bientôt. J’enfle de plaisir. Mes parents sont gentiment avec nous.
Je représente la F. Z. à Zürich. J’obtiens de l’argent d’eux. Il nous en faut
beaucoup. Il faut que nous vivions. Devenir quelque chose. Car bientôt, je le sens, la mort peut me saisir. Pourquoi ? Cette nuit-ci parlait de la mort. S’il te plaît, ne dis pas aux gens que l’article
d’aujourd’hui, dans la F. Z.² est de moi
; ou alors, excuse-moi pour ce charabia
sans signification, s’il te plaît.
Je
me réjouis que tu aies trouvé une bonne chambre. Je te souhaite beaucoup de
soleil, beaucoup d’étoiles, beaucoup de lumière céleste. Il faut que tu
travailles, que tu travailles
ferme, tu es encore trop peu de chose.
Nous devons monter. Bravement.
S’il te plaît, trouve un bonne chambre pour moi. Le prix
n’importe pas.
Cette lettre me contient tout entier, je
t’aime,
Je t’embrasse délicatement
Iwan
Ton dernier titre pour Frank, ¹
le meilleur : "L’homme se
lève". Je lis en ce moment les lettres de Bakounine à Oyaroff. (S.D.d.V.)"
*collabore à Die Weissen Blätter
¹ Frank Leonhard cherchait un titre pour son dernier livre qui sortit sous le titre Der Mensch ist gut, "L'Homme est bon".
² Die Freie Zeitung 1. Jg. Nr 45 -15 sept 1917, article signé I. G.: " Das Janushaupt der Schweiz " (Les deux visages de la Suisse)
lettre d’Ivan (Chailly) à Claire (Zurich) du
16 Septembre 1917 MST p. 17/18
Dimanche
matin, 16 septembre 17
Ardemment
aimée,
Cette
nuit, j’ai dormi plus tranquillement, car je savais ce que le matin allait
m’apporter: mon parachèvement. Quand tu
m’écrivis cette lettre, je sentais
clairement ton haleine, je voyais les
feux follets dans tes yeux, lorsque je
montai sur le bateau qui allait à Saint-Prex. Je te sentais, jeune fille en bouton, vêtue de ta robe blanche, bondir dans ma main et rayonner doucement.
Hier, ce fut un beau jour ensoleillé. Mais
aujourd’hui, c’est le dimanche des
dimanches.
Hier, j’étais avec toi chez Mme Werefkin ¹, avec toi …
D’abord
: elle était seule, toute seule depuis huit jours, car Jawlenski et André ² sont, en ce moment, à Zürich, pour y chercher un
appartement ? (Tu connais ça ?) Elle a
peint, de nouveau, en trois nuits successives, un chef-d’oeuvre devant lequel on sent son
coeur cesser de battre. Tant d’oeuvres d’art, vraiment éternelles, dans une
pareille bicoque, et en si peu de
temps, tout récemment. C’est véritablement
énorme. Des vignobles, tristes, bruns, soulevés en croupes, à travers
lesquels se creuse un étroit chemin. Il conduit par derrière, dans un sombre mystère, dans le ventre de la montagne, de la terre, - mais, par devant, il s’élargit, devient bleu-clair, et il
s’empare de tout le tableau, de tout le
spectateur. Ce chemin, notre chemin à
tous. Sur ce chemin, à
l’arrière-plan, une jeune fille, en blouse rouge, rien que cette petite blouse, cette tache rouge, coeur de ce samedi soir, effrayant. Et sur le devant, comme aux aguets, comme un apache, comme la menace du quotidien, de la chair, du plaisir, de la nature
terrestre: un homme, un homme simple, peut-être un travailleur de la terre, peut-être un matelot. Deux êtres humains au
milieu de tant de grandeur et de désespoir.
Marianne
affirme que ce tableau, maintenant, est encore plus parfait que tous les autres.
Elle a mis, à côté, le "Dialogue infini". Elle a démontré avec quels moyens
déformés, extérieurs (nuage, table rouge, voile gonflée) toute la catastrophe, entre les deux, a été renforcée.
Mais dans l’oeuvre nouvelle: il n’y a aucun cri, et rien n’a besoin d’être interprété. La
situation existe déjà dans les vignobles, et les hommes sont "destin": cette petite blouse rouge (grande comme une pièce de
5 francs), si on l’enlève, le tableau est sans vie et il se désagrège.
Quelle
maturité, Liane, quelle grandeur: si nous pouvions
vouloir, penser ainsi, être simples ainsi. Il faut que nous y
arrivions. Oh! pas de cafés, pas de
polémique, pas de chasse aux
expériences: le monde est en toi. Il est très difficile d’être aussi
simples avec les mots. Nous avons beaucoup à travailler. Sur nous-mêmes.
Puis
nous avons été nous promener. Un paysage divin. Le dernier jour paisible de
l’été. Nous sommes restés 2 heures assis sur le quai de la gare, le lac devait être à 200 mètres de nous, mais nous ne le voyions pas. Une colline dans
l’or automnal. Mille mouettes voltigeaient, étoiles blanches. Elles étaient si près de la terre ; le ciel descendait
sur la terre. Près de nous, des raisins
mûrissaient. Des trains passaient. Là, Marianne m’a raconté toute sa vie: toute.
A
présent, je connais Jawlensky, et le méprise.
Marche vespérale jusqu’à Morges. Atmosphère à la Bovary. Des confiseries
odorantes. Des boucheries … Nous fîmes des emplettes, causâmes avec les gens. Fîmes des
expériences. Promenade en barque dans le soir mourant. Nous nous livrâmes à la
puissance de ces terribles, monstrueuses
montagnes. Des cloches se mirent à tinter, pour annoncer ce dimanche.
Après la confession de Marianne, vint la
mienne: nous parlâmes beaucoup de toi -
oh! comme elle te connaît: incroyable, Liane, excuse-nous ; nous
parlâmes de ton esprit et de tes jambes. Elle t’apprécie beaucoup, et attend beaucoup de notre vie en commun. O
Dieu, qu’elle est belle.
Parenthèse: je relis beaucoup
tes lettres. Ton manque de patience, Aimée, vient-il de l’esprit ou
des jambes ? S’il t’est inspiré par l’esprit, alors, sens donc, dans ces lignes, combien je suis proche. Mais, en ce qui concerne les jambes, je sais bien que tu ne peux pas donner tant
d’importance à une question de jours. O Aimée, ne te dupe pas toi-même, avec tes jambes. Que sont 3 jours ou même
6, alors que des millions de femmes
attendent déjà depuis 3 ans de guerre et attendront peut-être 3 ans encore
? Alors, je t’en prie, Liane, toi qui es un être humain, crois en toi, crois en moi: voilà tout!
Parenthèse
fermée.
Ainsi ces cloches d’hier soir.
Exactement les mêmes cloches qu’il y a 8 jours, splendeur dominicale, parfums du
coeur, âme qui s’ouvre. Depuis 8 jours
exactement, je sais que Liane est
mienne. Je me fie à toi, à ton amour.
Suite de la promenade en barque:
nous prenons un bain d’étoiles. Des étoiles là-haut par-dessus les nuages, en-bas dans le fond du lac, des étoiles à Lausanne, des étoiles en France. Nous-mêmes, étoiles. Etoiles humaines. Et une étoile bien
loin, là-bas, à Zürich. Toi, mon étoile la plus brillante, unique, sans laquelle les autres ne pourraient jamais luire.
Ensuite, nous mangeâmes une friture du
lac, avec un "moût" piquant du Valais, dans une gentille petite auberge
française, à tonnelle. Mais nous étions
déjà amollis. Nous causâmes de Rubiner et de l’avenir.
Retour à la maison.
Aimée, je voudrais voler vers toi. Prends
patience, peu de jours encore. Mes parents ont beaucoup d’achats à faire
pour moi, et Dieu sait que cela ne se
fait pas en un jour. Une malle, des
souliers, du linge. Il faut que je me
maîtrise car ils m’aiment. Demain et après-demain, ce sera les plus grands jours de fête pour ma
pieuse mère. Je n’ai pas le droit de les lui gâter. Ce sera vite passé. En
outre, il faut que je fasse divers
emprunts. Ainsi, tu as une chambre pour
moi, - fameux, - mais te
plaît-elle? C’est là le principal.
Nous allons être riches. "Marsyas" a accepté "Domkoncert ". 20 mark (en tout
70).
La Gazette de Lausanne a accepté
quelque chose. J’ai envoyé à Schlieben (1) les commentaires sur le "Hahn"(2), car il s’y
intéresse. Nouvelle version du "
Gai printemps "(3).
Je
me jette à tes pieds
Iwan
Un mot de Mme
Werefkin : "L’amour ne doit pas être un arrière-plan, mais le sol sur lequel on se tient et sur
lequel on édifie la voûte spirituelle de sa vie ".
¹ Marianne de Werefkin, fille du gouverneur de Vilna, compagne d’Alexej von Jawlensky
² André fils illégitime de
Jawlensky, pas encore reconnu à cette
date. (voir: Claire Goll, La poursuite du vent, 1976 - Olivier Orban, p. 53.71.76 & 77).
1) Dr. Hans Schlieben, rédacteur-éditeur de
la revue pacifiste suisse Die Freie Zeitung
2) Le Coq: Franz Pfemfert,
directeur de la revue Die Aktion
vient de publier "Le Nouvel Orphée
", dans sa collection "Der rote Hahn "- Band 5 (Le Coq
Rouge)
3) "Grosser Frühling
"fait partie du cycle de textes poétiques publiés dans "Dithyramben
", collection "Der Jüngste Tag
"N° 54, Kurt Wolf Verlag, Leipzig-Zürich, 1918
Réponse de Claire (Zurich) à Ivan (Lausanne) du 17 Septembre
1917 MST p. 19/20
Zurich, 17
septembre 1917
(Vogelsangstrasse,
3 Rue du Chant des Oiseaux)
O
Bien-Aimé, ta lettre ! Comme j’étais toute dans ton jour et dans ton
cœur ! Et comme elle me faisait mal
cette parenthèse sur mes jambes. A présent que j’ai commencé à t’aimer de toute
mon âme et de tout mon pouvoir, à
présent qu’au milieu de ces esprits médiocres, j’ai le désir de ton éclair, plus
que jamais. Toi l’élu ! A présent, tu me fais cette blessure? A présent, alors que je vis déjà de la vue de ta chambre à venir, qui est encore morte et qui est pourtant déjà
le temple qui contiendra mon dieu? Ne
sens-tu pas que je n’aurais jamais pu t’aimer plus réellement et plus
spirituellement que dans le désespoir de cette nuit de vendredi, où nous criâmes tous les deux en nous
appelant, et que c’est un péché contre
le Saint-Esprit, quand deux êtres, que lia un éternel dimanche, se laissent séparer par un jour de travail
!
O toi!comme je t’aime! Non, comme je veux t’aimer! La
présence n’est pas réellement indispensable, il y suffit de la conscience que nous avons l’un de l’autre, car au moment même où Marianne disait: "
L’amour ne doit être qu’un arrière-plan" etc., j’exposais à peu près la même chose devant
Rubiner, qui avait commencé, avec sa femme, une interview spirituelle de moi (Ce serait
trop long de la reproduire). J’ai tout à l’heure un rendez-vous avec le
professeur Feilbogen, l’éditeur de
" Internationale Rundschau.
Aujourd’hui, déjeuner au Rigiblick avec les Rubiner, Lewin (1), le poète populaire rouge
Volkart avec sa femme. Deux personnes charmantes. Ils m’ont invitée. J’ai dit
que je viendrai avec toi ces temps prochains. Tu es invité cordialement. Il
connaissait le "Requiem". Partout où je vais, quand on me présente sous le nom de Studer, tout le monde demande : Claire Studer ? et aussitôt, on est en famille.
Toi, toi, je baise tes mains avec dévotion, en leur ordonnant de venir bientôt.
Liane
A lundi. Ta
chambre est magnifique, je l’ai choisie
avec amour. "
(S.D.d.V.)
1)Kurt Lewin, professeur en Psychologie
Ivan (Lausanne) à Claire (Vogelsangstr.,
3 - Zurich) du 17 Septembre 1917 MST
p. 21
Lausanne
Lundi
soir,
17/9/17
Certes, Liane, alors nous ne
nous quitterons plus jamais. Jamais ! Tu ne sais pas quelles tortures j'endure
; ton image partout. Et je ne peux rester en place. J'accumule tes lettres sur
mon cœur. Quand l'impatience ou le désespoir m'assaille, j'en tire une et je
m'imprègne de ses paroles divines.
Rien n'existe en dehors de
toi.
Rien ne peut plus exister
sans toi.
O torture de ces jours de
fête ! ma mère est heureuse et toi, tu attends en pays étranger.
Patience, cela passera :
demain, nous pourrons dire : demain ! O Dieu, quand j'imagine comment tu seras,
à la gare,
Je
n'en peux plus
Iwan
Ivan (Chailly) à Claire (Zurich) du 18
Septembre 1917 MST p. 21/22
Chailly, 18 septembre 17,
O
bien-aimée,
Terrible
désespoir : je ne peux venir qu'après-demain.
Il me faudra rester sans toi
toute une journée de plus, n'être pas moi-même, mais seulement un fantôme.
Végéter, manger et parler de politique. Il faut que je perde encore à Lausanne
un jour de ma vie.
O
Liane aimée, quelle déception, demain seulement nous pourrons dire : Demain.
Comment puis-je passer cette journée de deuil ? Et portant, il y a deux raisons
d'un grand poids : la malle que j'ai commandée ne pourra être prête que demain
soir, je ne puis donc faire mes bagages. Grotesque, n'est-ce pas ? En outre, je
suis obligé de m'inscrire encore à
l'Université pour le permis. Je paierai pour cela 10 francs, mais mes parents
paieront 80 francs. Est-ce que ça les vaut ? Mais ça aussi ne peut avoir lieu
que demain après-midi.
Car le doyen (le secrétariat est
encore fermé) ne reçoit pas avant.
O
torture. Je ne voudrais pas, mon enfant, que tu aies déjà sacrifié ta journée
de demain, refusé quelque invitation, par exemple : ce serait pour moi une
grande cause de tristesse.
J'ai
fait, tout à l'heure, une promenade automnale : des dahlias sur ma table. Et aussi des colchiques, déjà. Je tout
cueilli en ton nom. Je tenais sans cesse ta lettre à la main, et ne pouvais
croire à mon bonheur. Je bondissais, me sentant jeune, sur les collines, et
ensuite je suis resté longtemps à la fontaine, à méditer. Je te voyais, te
sentais : ô femme, ô lumineuse, ô rouge,
ô fruit ouvert, ouvert, et mouillé.
Les
femmes lentes vont toutes à travers les jardins.
Jamais il n'y eut joie plus
multicolore. Lourd vin d'or. Pommes de pourpre, mort exultante.
Je
suis sans toi. Je ne suis pas. Toi seule existes. Des visages brillent dans tes
yeux. Des feux brûlent dans tes paroles. Je me roule dans la terre nue. Comme
le train sera lent, j'en ai déjà peur. J'ai peur de cette ascension céleste.
Mais
je veux tromper mon ennui, je veux m'occuper de tout. Blocs de papier,
chocolat, sucre, etc. Je vais avoir beaucoup, beaucoup d'argent. Encore un
temps, et tu pourras faire des souhaits, dilapider, perdre la tête, aller chez
les antiquaires ou chez les bijoutiers.
Tes
succès sont énormes. Tu as des dons : cela, les gens le sentent
instinctivement. Mais cela ne suffira pas. Il faut que tu fasses quelque
chose. Travailler, travailler. Je crois que nous devrons finalement nous
retirer en nous-mêmes. Comme je me réjouis d'avance de cette chambre, choisie
par toi. Donne-moi, je t'en prie, tout de suite l'adresse, afin que je puisse
me présenter à Maupas après-demain. J'ai été chez Perrin : ils font des
recherches : réponse demain.
Nous
aurons besoin de semaines, ou d'années, ou de la vie entière, pour dire tout ce
qui se cache entre nos lignes. Après-demain, mon amour : à cette heure de
l'après-midi sonneront pour moi toutes les cloches du monde.
Ton
infiniment dévoué
Iwan
Quand les Rubiner seront chez
nous, je me prépare à leur lire "Unterwelt" ¹. Merci du fond du cœur,
et voeux de chance pour tes succès dans "Internationale Rundschau".
Puis-je te conseiller d'écrire sur "Requiem" quelque chose de
nouveau, plus condensé ?
Je
te télégraphierai l'heure.
¹ "Die Unterwelt" (Les Bas-Fonds)
52 poèmes dédiés à Claire Studer, poèmes écrits en 1917 et publiés en 1919 chez S.Fischer Verlag, Berlin 1919, 66 Bl..
Télégramme d'Ivan (Lausanne) à Claire (Zurich)
du 19/9/1917 (9h55) MST p. 23
Lausanne 19/9/1917
Claire Studer Vogelsangstrasse, 3 - Zurich
(Rue du Chant des Oiseaux)
Iwan
Roméo Crésus sera jeudi à 8 heures 42 dans les bras de Liane
Goll
19 septembre 1917
Hymnes de nuit à Liane
I
Que ne puis-je toujours éclairer
Ton sommeil comme les miroirs
courbes
Où tu sèmes tes rêves las.
Visages des mille passants de la
rue, toutes
Les vies d'un seul jour qu'enfin
tu découvres,
Les visages de vent obliques des
passants, hâtifs,
Les veuves courbées frémissantes
de peur;
Mendiants dévots, cierges
adolescents,
Chacun d'eux s'élève
La nuit, de tes puits-miroirs
bleus
Dans lesquels tu baignes.
Chacun abreuve ton sommeil plus
coloré
Que ma perpétuelle et calme
présence.
II
Je ne devrais jamais de toi être
aussi loin,
Même la nuit,
Que les carillons d'or qui à
toute heure
Autour de toi tournent
Et comme une couronne d'étoiles
brumeuses
Voltigent autour de tes cheveux
défaits.
Toutes les heures
Du balcon céleste
Un bleu coule autour de ta vie
Comme les bijoux et grappes de
glycines odorantes.
Je ne devrais jamais de toi être
aussi loin,
Mais à toute heure et par amour
Dans un nouveau château
Sous l'or des carillons
Te voiler
III
Avec des yeux dilatés d'effroi
rouge
Errante par la nuit
Ma douleur éclatée sans fin
Mon sang profondément brassé
dans des ravins
Et mes mains agitées soudain d'espoir
Se fanaient, livides.
Les essaims sombres de mes cris
Tombaient morts dans le lac de
la nuit.
Pour te trouver
J'ai dû tuer des hommes et des
forêts
Assécher des sources
Etrangler des oiseaux rêveurs.
Pour contre toi m'être brûlé et
consumé
Avant que le matin m'étouffe
J'ai incendié de mon amour et
calciné la terre entière.
19
septembre 1917
Rien
de toi ce matin, ô solitude !
(Traduction
de Claire Goll)
La mère de
Goll, Rebecca Lazard est à Lausanne le 14/15/16/17/18/19 septembre 1917
Ivan (Lausanne) à
Claire (Zurich) octobre 1917 MST p.23/24
(Lausanne)
Ta seconde
lettre d'hier.
Ton amour monte en moi comme
un champagne sucré et fou.
Je suis rempli
de l'odeur automnale de ton corps. Une étrange odeur de moisi émane de nos
corps, que nous creusons comme des tombes.
Oh ! tu m'inondes, fleuve
rouge qui submerge les plaines et les anéantis. Inonde-moi, remplis-moi la
bouche et les oreilles de ton vin. Et que mes yeux se dissolvent en toi.
Etends-toi, étends-toi.
Toi ma nostalgie
d'automne.
C'est là le Mot
Je tomberai bientôt en
toi.
Mais attends encore,
attends encore !
Maintenant seulement
fermentent les sangs des vignobles.
Maintenant seulement
fermente le sang de ton amour.
Je me tends déjà vers ta
rencontre.
Déjà je fonds vers toi.
Mais attends encore,
attends encore !
Distille le vin.
Modèle notre
enfant, le plus bel enfant d'un amour de poète. Il faut qu'il devienne un
génie, l'enfant prodige de cette décennie.
Ecris, lutte, répands-toi,
inonde la pauvre terre de tes hymnes, de tes douleurs sauvages, de tes bonheurs
de jasmin. Redis à la terre que l'amour existe. Elle l'a oublié, elle gémit
dans la nuit parce qu'aucun or ne brille.
Les pauvres
humains ! Ils ne savent pas.
Ils ne savent pas encore
que tu vis,
Que tu aimes,
Que tu chantes.
Iwan
Journal
de Claire Studer : Vendredi 19 Octobre 1917 MST
p. 24
" Ce soir à 7 heures, Liane et Iwan se sont mariés.
Voici ce que Liane jura à Iwan :
Je te jure de ne jamais
t’abandonner, car ce serait m’abandonner
moi même. Je te jure fidélité, car
seulement ainsi je pourrai me rester fidèle à moi-même. Je veux te connaître
plus profondément chaque jour, pour
pouvoir t’aimer davantage; aide-moi donc, à toute heure, à me connaître. Je
serai toujours à tes côtés, quel que
soit ton chemin; car je crois en toi et en ton amour.
Eternellement (pas au sens
humain de ce mot, car ce serait bien
trop bref)
Ta
Liane
Et voici ce que jura Iwan :
J’accepte ton serment, car ton serment est le mien. Je veux te reconduire à toi-même — car c’est le
chemin qui mène, en ligne droite, à moi.
Je veux être ton mari, parce que je crois en toi : toi la profonde, toi la vraie, toi la grande
Femme. Toi la poétesse. Toi l’aimante. Je suis tien, et je serai tien, même après ma mort.
Iwan
Sur
ces mots, ils échangèrent leurs bagues.
(Le mariage "officiel"
sera célébré le 21 juillet 1921 à la mairie du 16 ème arrdt. de Paris)
Journal de
Stefan Zweig : vendredi 21 (décembre
1917) [3]
"… Le soir, chez Goll et Mme Claire Studer, une ravissante jeune femme ; Mme Werefkin, l’artiste peintre russe, vient se joindre à nous. Une créature magnifique, vivante, étincelante elle raconte des souvenirs inoubliables sur son enfance et son pays (l’histoire de la fille enceinte qui lui sert de modèle et qui lui baisa les pieds, son entrée en Allemagne, elle Russe, en pleine guerre, croyant de bonne foi qu’il ne lui arriverait rien), nous avons une excellente conversation, il y a quand même ici des gens merveilleux.
Stefan Zweig: Journaux 1912 - 1940, édités par Knut Beck et traduits de l’allemand par Jacques Legrand (Ivan Goll p.278, 281, 282, 287, 465 — Claire Studer 282, 287, 450.) Belfond, 1986.
1918
Ivan et
Claire vivent à Zurich jusqu'à mi-avril 1918, où ils vont s'établir à Ascona
tout en conservant leur chambre à Zurich 15, rue Hadlaubstrasse.
Ascona, dans le Tessin, où une colonie d'artistes étaient en train
de se former ; par la suite, ce charmant village situé sur les bords du Lac
Majeur, du côté suisse, vit défiler des écrivains de toutes les nationalités et
devint le berceau d'un mouvement occultiste. Les adhérents du groupe
"Eranos" y tinrent leurs assises annuelles, et y composèrent leur
"Jahrbuch" .
Télégramme d'Ivan (Locarno) à Claire (Lugano)
du 28/4/1918 (5h35) MST p. 25
Locarno 28/04/1918
Claire
Studer
Hôtel
Milano
Lugano
Nostalgie
du soir caresse nuage rouge lointain
Goll
lettre d'Ivan (Lausanne) à Claire (Zurich)
du 11/08/1918 MST p. 25/26
Lausanne 11 août
(1918)
Réveil
pourpre : ainsi m'apparais-tu, toi qui avais guetté mon pas dans l'escalier,
nul ne sait combien de temps, et qui m'as béni de tes yeux au parfum de
sommeil, pour mon voyage…
Pendant
tout le trajet, l'été s'est dépouillé de ses nuages, et lors de mon arrivée à
Chailly, une brise furieuse dispersait les derniers lambeaux des gris
souvenirs. Des choses de l'an passé ressuscitaient, toutes dorées. Je n'ai pas
trouvé de chambre dans notre pension, et pour un peu, on m'aurait donné ma
chambre de Beau-Val, si je n'avais justement loué, dans une autre petite villa,
qui porte le nom ravissant de "Le Pavillon", une petite fenêtre
donnant sur des tas de foin, des pommiers et des parterres de glaïeuls.
Me
reposer un peu, cela fait tant de bien. je me sens comme si j'avais, derrière
moi, un grand combat, - très fatigué - Si je le mesure à cette fatigue, mon
travail doit avoir quelque chose de bon. Pardonne-moi de ne pas l'avoir encore
abandonné !
Rêver
encore un peu du voyage d'hier : 3/4 d'heure le long du lac de Neuchâtel, tant
de destinées volaient à ma rencontre, une cabane dans des vignobles fervents,
un gros homme devant une table de pierre, et d'un étincellement vert sortit la
forte fille, si claire, qui se laissa entraîner par mon rêve dans le train,
jusque dans la nostalgie.
On a beau écrire des romans, ce
n'est jamais, en réalité, qu'un millième de ce que renferme la vie. Ces
jours-ci, je vais beaucoup tituber dans l'été, et peut-être enfin décrire cette
solitude estivale que je laisse mûrir en moi depuis 15 ans. La nature, ma bonne
: je lui suis, au fond, si enchaîné. Et si je lui avais obéis, certains
dithyrambes auraient été meilleurs que ceux du "Jungste Tag" *...
Je
ne peux aucunement me représenter ce que tu fais en ce moment. Je voudrais que
tu sois en train de voyager comme moi. Mais peut-être te désoles-tu dans la
"chambre rouge", rouge de ta chevelure et de bien d'autre chose. De
petites lueurs vespérales dansent encore en moi, ou plutôt, elles ne dansent
pas, elles désirent…
A présent, je vais aller à St-François :
acheter ma " gloire ", La Nouvelle Gazette de Zurich, et puis je
verrai si je dois te répondre quelque chose sur le bout de papier qui reste.
Je
te prends contre mon épaule
Iwan
Post : Merci mille fois pour le
binocle : maintenant je pourrai mieux regarder les pseudo-parisiennes d'ici.
Ombrelle rose et souliers à hauts talons. Tant pis pour toi
* Collection Expressionniste
Ivan
(Lausanne) à Claire (Zurich) du 24/8/1918 MST p. 26
adresse
:
Frau Liliane Studer Lausanne
Hadlaubstrasse, 15 24.8.18
Zurich 6
Minuit
Olympia
au collier de sang,
Puisque je dois t'écrire, 3 jours
d'avance, quand je reviens, et puisque tu pourras venir me chercher, voici :
Gare principale de Zurich, quai x. Une
heure vingt de l'après-midi. Le 23 ème voyageur à gauche, juste derrière
l'employé, c'est Xavier Wastrucktunich, père de sept fils illégitimes, tous à
la guerre. D'ailleurs, je ferai signe.
Depuis tu as dû aller chez les
Bergner et tu as prié pour avoir du beau soleil. Bon appétit, même si ça sonne
bourgeoisement, mais c'est en mari que je signe :
Ton
Rintintin
Au
moins, ne flanque pas une gifle à Latzko ¹ qui est malade. Salue-le de ma
part.
¹ Andreas Latzko (1876/1943) écrivain, sera dans le Comité Directeur de Clarté à partir d'octobre 1919
La
maman d'Ivan, Rebecca Kahn (1867/1956) est
arrivée dimanche 25 août 1918 à la gare de Lausanne avec son second mari
(1909) le Prof. Daniel Kahn (1864-1936)
lettre
d'Ivan (Lausanne) à Claire (Zurich) du 26/08/18 erreur 1917 ! MST p.
27/28 Hadlaubstrasse, 15
Zurich 6
Ce
matin 26 août (lundi)
Ma bien-aimée lointaine,
Voici
que je suis rentré dans ma chambre de Beau-Val avec la vue sur Lassalle (tu
sais bien). Mais avec d'autres choses encore ! avec de rouges nuits de lune,
avec colliers ambrés d'étoiles, avec les pommes acides et les figues vertes, en
bas. Ce que j'éprouve est bien étrange. Je pense à toi, toujours seulement à
toi.
Hier,
j'ai offert à ma mère une magnifique journée. Vraiment, je l'ai attendue à la
gare comme une amante. Puis nous sommes montés, et tout de suite nous avons été
nous promener dans les bois. Nous sommes arrivés au Centenaire, dont tu te
souviens encore, et j'ai dansé deux valses avec Mère - elle n'avait plus dansé
depuis 20 ans. Les premiers pas ont été un peu hésitants, timides, ensuite,
cela allait mieux. Et à la fin, nous volions autour de la salle. Le
"masque de Daniel" ¹, debout à la porte nettoyant sa pipe ! Je suis
sûr qu'il était très jaloux : il n'y tint plus et il s'enfuit. Il resta de
mauvaise humeur pendant un quart d'heure, bien que, d'habitude, il sache se
dominer. C'était risible. Ensuite, sur le chemin du retour, je cueillis pour
Mère quelques petites fleurs blanches, à un buisson, elles avaient l'aspect et
l'odeur de myrtes sauvages. Elle se les mit, tout de suite, comme un bouquet de
mariée, et dit qu'elle les ferait sécher. Elle n'avait pas été aussi heureuse
depuis longtemps. Et pas un enfant au monde ne peut avoir de plus belles illusions.
C'est à dire : ce n'étaient pas seulement des illusions, car
j'étais bien là. Le soir, chez
Grégal. Beaucoup de femmes avec beaucoup de secrets. Une petite fille juive
avec sa mère - je pensais à toi, tu as dû être ainsi le jour de tes seize ans.
J'étais ennuyé, plein de curiosité et d'impatience, admirant surtout les
cocottes, je restais tout à fait étranger aux regards masculins. Un solo de
piano de Moussorgsky m'a beaucoup ému.
Derrière
moi, la nuit était suave. Je vivais avec toi. Je te jetais mes yeux bruns
par-dessus la corne de la lune, et toi, encore couchée dans le crépuscule, tu
les attrapais avec les éventails de palmes que sont tes doigts fervents. Et tu
portais encore les petits rubans roses d'Uetli *. Oui, tu as même dansé dans la
lune déjà décroissante.
Hier
soir, j'ai beaucoup souffert à cause de toi. J'avais peur qu'il te soit arrivé,
de nouveau, quelque chose, une rencontre, peut-être chez Latzko ; peut-être
n'étais-tu pas là-bas.
Qu'as
dit la Bergner ², a-t-elle été gentille ? Je t'en supplie, ne t'appuie pas tant
sur les êtres humains que sur toi-même. Et tu sais bien que je suis tout près.
Demain mardi, téléphone plutôt à Doralie ³. Fais-le. Je ne suis tranquille que
lorsque je connais l'emploi de tes journées.
Ecris-moi
beaucoup. Travaille bien et crois au dévouement total de ton
Iwan
¹ Daniel Kahn, professeur et beau-père d'Ivan
* Uetliberg près de Zurich
² Elisabeth Bergner, comédienne en vogue
³ Doralie Studer, sa fille d'un premier
mariage
Ivan (Lausanne-Chailly) à Claire (Zurich) entre
26 et 29 août 1918 MST p. 28/29
Hadlaubstrasse, 15
Zurich 6 Lausanne,
St-François
Chailly - midi
Bien-aimée,
tu as très tort. Tu te fais mal et tu fais mal à l'été, en gelant, en ayant
l'hiver dans ton âme, mais tu me fais surtout mal, car je viens justement
d'écrire l'Ode à l'été que j'avais annoncée ; je ne la trouve pas mauvaise,
mais je ne l'ai pas encore recopiée, car je veux que tu la lises d'abord. Ici,
le paysage est mille fois plus riche et plus beau que toutes les montagnes
zurichoises, il est même plus intime que les souvenirs d'Ascona. Le château, -
mon, notre château, - est le meilleur conte de fées de ma vie. Le matin,
l'après-midi, le soir, je suis là-bas. A présent, on fauche le vaste océan doré
des blés ; les gens qui s'y trouvent sont sombres, et rament avec leurs faux.
Mais
je t'apporte la nostalgie. Cela te fait peut-être sourire... Sentimentalité.
Là-bas, je lis maintenant les lettres de jeunesse de Ch.-L. Philippe, des
accusations empoisonnées contre les hommes, des choses merveilleuses, que tu
devrais absolument traduire.
Aujourd'hui,
continué à bouquiner ; encore un classique, La Bruyère, qui a écrit des choses
violentes sur l'homme et sur la guerre. Cela aussi, tu peux le proposer, il faut
que ce soit traduit.
Lausanne
est coquette, assez petite, et quel grand rassemblement de femmes très belles
(toutes à l'usage des brillants militaires, hélas). On croirait se promener
dans un jardin, mais ne crois pas...
S'il
te plaît, dis à Mme Michel * qu'elle doit te faire de bons vêtements, et sache
que tu dois bien manger et avoir bonne mine, sinon je me fâcherai. Mais, le
puis-je ? Ah !
Très
vraisemblablement, je serai revenu jeudi soir au petit nid de mon alouette
effarouchée et je m'en réjouis beaucoup.
Ma
mère est bonne et heureuse. Jeannette n'est pas oubliée
Ivan
* logeuse des Goll
11 novembre
1918,
Goll fête l'armistice avec toute la colonie d'Ascona; Pour lui, pas
question d'aller à Berlin. Redevenu Français dès la libération de la Lorraine,
ses parents ont reçu son avis de mobilisation ; son pacifisme, son refus de
porter les armes fut assimilé à de l'insoumission. Goll invoque des troubles
mentaux. Grâce à Jung et des amis de Genève, un épais dossier fut constitué
pour le soumettre aux médecins militaires français. Goll a décidé de rester en
Suisse pour attendre la fin de l'engouement guerrier. Il propose pour la énième
fois à Claire de transformer leur liaison en mariage …
Le 16 novembre
1918, il accompagne Claire Studer à la petite gare de Locarno. Elle part
pour rencontrer à Munich Rainer
Maria-Rilke à qui elle avait envoyé son premier livre de poèmes. De décembre
1918 à début mars 1919, Claire vit à Berlin et loge chez le Dr Emil Gombel
(Berlin-W.Motzstr. 49, Gartenhaus).
Début mars,
elle vient retrouver Ivan à Ascona.
De mi-juillet
à fin octobre, ils vivent surtout à Zurich avec de courts séjours à Ascona.
Rainer-Maria
Rilke - Ainmillerstrasse, 34 - dimanche 17 novembre 1918
Madame,
A l'heure
actuelle, les nouvelles que vous allez m'apporter de Suisse, me feront tout
particulièrement du bien, mais ce n'est pas pour cela, que j'attends avec joie
notre entrevue.
Je suis depuis
longtemps un ami de vos poésies : déjà votre envoi antérieur de Mitwelt m'avait touché infiniment, mais
les circonstances de ces temps-ci m'ont empêché de vous exprimer mes
remerciements réellement sentis. Et quel avantage immérité pour moi de pouvoir
me racheter de vive voix.
Hier, il était
malheureusement trop tard, et, pour aujourd'hui, voici l'emploi de mon temps :
attendant la visite d'un ami au courant de l'après-midi, je ne pourrai pas
sortir, mais je serai ravi de vous recevoir chez moi. A votre choix, tout de
suite après déjeuner ou vers la fin de l'après-midi, à l'heure du thé. Au cas
où cette lettre deviendrait superflue
par le fait que je vous trouve maintenant à l'hôtel, voulez-vous avoir la bonté
de me dire au téléphone (33313) si je peux me réjouir de vous voir aujourd'hui.
Votre très
dévoué
Rainer
Maria-Rilke
Claire Goll : Rilke et les
femmes, Falaize 1955 p.41/42
Rainer-Maria
Rilke - Ainmillerstrasse, 34 - lundi 18 novembre 1918
Nul doute que je ne mettrai point un tel obstacle à votre
venue. J'obéis, bien entendu, à la Madone noire et à vous, Liliane, il ne
tiendra qu'à vous de m'indiquer demain les passages dans votre livre, qu'il me
sera permis d'ouvrir plus tard.
La petite
Madone, dans son admirable mélange de simplicité et de splendeur a tout à fait
l'air de pouvoir agir pour vous, puisque, dès hier soir, elle m'a apporté, en
vous, tant de joie et de surprise.
Quelle
merveille, quand, pour une fois un cœur se lève sur vous, non seulement dans
son premier quartier, mais tout de suite la pleine lune dans sa nuit la plus
parfaite — non davantage : toute entière, sans son côté détourné.
A demain
soir
Rainer
Maria-Rilke
Claire Goll : Rilke et les
femmes, Falaize 1955 p.43/44
Rainer-Maria
Rilke -23 novembre 1918
Merci. Tu ne cesses pas de me combler affectueusement. Je
ne sais pas, encore, combien de temps je pourrai te donner aujourd'hui —, mais,
de toute façon, je viendrai chez toi entre trois et quatre, pour te dire
bonjour et j'espère pouvoir m'arranger, pour pouvoir passer avec toi un calme
et profond moment.
Bon jour
Rainer
Claire Goll : Rilke et les
femmes, Falaize 1955 p.44
Rainer-Maria
Rilke - lundi 25 novembre1918
Hier, Liliane, hier je me suis énormément défendu contre toi — et
pourtant j'ai été si heureux lorsque ta
voix (qui au téléphone, semblait si proche et si peu altérée) rompit le
silence.
En revanche,
veux-tu que nous nous appartenions demain toute la journée — à partir de 11
heures ½ — de sorte que tu pourras déjeuner avec moi — oui ? Arrange-toi !
Que de fleurs je
voulais t'envoyer ! Mais je n'ai pas le choix.
Celui que tu ne
nommes pas.
(Donc, demain, à onze heures et demie, devant le tableau !)
FRERE ET SŒUR
Que
de fois, avec quels soupirs
Nous
sommes nous caressés paupière et épaule
La
nuit se cachait dans les chambres,
Animal
vulnéré, endolori par nous.
Etais-tu
l'élue entre toutes,
N'était-ce
pas assez d'être ma sœur ?
La
vallée de ton être me berçait.
A
présent penchée de la proue du ciel.
En
une apparition inexhaustible
Tu
t'empares de moi. Où fuir ?
Avec
le geste des pleureuses
Tu
t'inclines vers moi, inconsolante.
Et,
malgré cette douleur sombre
Ne
perdons pas la direction des larmes.
Que
sais-tu si nous souffrons des délices
Ou
si la douleur bue nous illumine ?
Crois-tu,
éplorée qu'un renoncement
Soit
plus douloureux que le don de soi ?
Quand
la horde des ressuscités
Nous
aura séparés, nous, redevenus deux,
Par
la fanfare qui fera revivre,
Jaillirons
de la pierre renversée.
Ah
combien mon étrange volupté pour toi
Paraîtra
innocente aux anges.
Car
elle aussi participe à l'esprit,
Le
rayonnement qui brûle et chante.
Alors,
tu m'aideras à tomber à genoux
Près
de toi-même, ma voyante.
A l'heureuse
Liliane /
cette page de
la soirée d'hier
Claire Goll : Rilke et les femmes, Falaize 1955 p.45/46/47
De décembre 1918 à mars
1919, Claire vit à Berlin et loge chez le Dr Emil Gombel (Berlin-W.Motzstr. 49,
Gartenhaus).
Rainer-Maria
Rilke - dimanche 29/12/1918
Dimanche,
29.XII.1918
Vois-tu, vois-tu, toute écriture m'est tellement
insurmontable que je n'arrive même pas à écrire :
Liliane
—,
Bien que je ne
puisse devant moi poser une page blanche sans que ton reflet de feu y tombe.
Ai-je vraiment allumé en toi un tel brasier ? Un tel incendie du cœur ?
Chère enfant, et
tu te sens rappelée en arrière, vers moi, au lieu de te jeter plus en avant,
dans l'espace, qui pourtant t'attire, malgré cet élan, oui, tout élan vers moi.
Et te voilà
maintenant auprès de ton amie inconcevablement belle, débordant en elle, pleine
comme tu es de moi. Je pense avec un saint effroi que je me suis mêlé à vous,
dis-lui surtout que je me fais léger, léger en toi, pour ne la toucher qu'avec
ce qu'il y a de plus divin en moi dans ton étreinte.
Ne crois pas que
j'ai passé Noël tout à fait sans toi ; ta plainte était injuste et tu l'as vite
effacée par une consolation.
Je ne suis pas
encore en possession des objets que tu m'annonces ; mais je les attends avec
une joie merveilleuse.
Un petit cadeau qui t'est destiné, sera en retard, peut-être
d'une semaine, de deux —, il devait être
réparé, et cela prend maintenant du temps. Auras-tu la patience ? — A peine puis-je t'imaginer patiente, sauf,
quand je pense à ce silence au fort de ta tendresse.
Veux-tu savoir,
qu'il y a dans ma salle à manger, un petit arbre scintillant d'argent et même,
un second devant le sofa dans mon cabinet de travail —, Rosa ne s'est pas laissée dissuader de
faire ces arrangements.
Bénis en ton
cœur cette année pour moi, Liliane, et quand ce sera fait, souhaite-moi la
calme, l'avenir et la nature : ces trois.
Lorsque le soir
dans l'obscurité, j'étends les bras et ouvre les paumes, j'éprouve, à leur
surface, la sensation de ton châle espagnol. Et, de plus en plus, je suis
persuadé que ce châle n'est rien autre qu'un tissu ensorcelé, qui a conservé
mélancoliquement et tendrement un frôlement de ton corps avec une nuit.
Rainer
(Claire Goll : Rilke et les
femmes, Falaize 1955 p.48/49/50)
1919
Rainer-Maria
Rilke - 2 mars 1919
J'ai honte,
Liliane, d'avoir si peu exagéré, en te promettant, à première vue, un long
silence;. En effet, il est devenu une belle continuité et je ne l'interromps
que pour le rythmer un peu. — D'ailleurs, j'ai à te remercier pour tes nombreux
envois : avant tout pour les livres nettement résolus d'Ivan Goll.
Quant à Duhamel
et Elie Faure, je ne pouvais pas les lire maintenant, il m'est impossible de revenir
sur les événements des dernières années, non pas que je veuille les oublier,
ils seront toujours une sorte d'impulsion vers l'avenir, mais il n'y a que lui
que je veux voir, l'avenir, aussi peu transparent qu'il soit.
J'ai classé de
belles poésies avec d'autres belles poésies de toi,
... aujourd'hui, j'ai aussi reçu le catalogue de l'Exposition
Rodin au Kunstverein de Bâle : autre conséquence de ta sollicitude pour moi.
Bien qu'il ne contienne pas, comme je l'espérais une reproduction du buste du Pape,
j'y ai trouvé plusieurs dates qui me rendront service.
Pour persévérer
dans mon immodestie, pourrais-je encore te demander de me procurer le nouveau
Maeterlinck (de 1917) : L'Hôte Inconnu :
veux-tu ?
Mes dettes
envers toi doivent être déjà importantes.
Les livres de
Duhamel et de Faure sont probablement de ta bibliothèque, je te les rapporterai
avec ton châle, que j'ai conservé : c'était pour moi une fête de veiller à ce
qu'il ne se perdit pas.
Mais quand te
l'apporterai-je ? Impossible à prévoir.
Ma porte est
constamment fermée, je vis en compagnie de quelques grands livres, qui, s'ils
ne sont pas près de mon esprit, m'apportent pourtant la méditation de quelques
hommes remarquables, en rapport avec mon propre moi.
A présent, je te
crois toutes les fleurs, car ici également, il y a déjà des touffes de
perce-neige, et, la semaine passée, on m'a envoyé des roses et, peu de jours
auparavant, quelque chose d'encore plus étonnant : des oranges.
Choses, dont
toi, privilégiée, n'as jamais cessé de t'entourer.
Ceci n'est pas
presqu'une lettre ?
(Mais en effet,
c'est dimanche.)
Claire Goll : Rilke et les
femmes, Falaize 1955 p.50/51/52/53
Rainer-Maria
Rilke - samedi 22 mars 1919
Seul, ton
merveilleux châle a été oublié chez moi, Liliane, mais ni la robe de soirée, ni
la lettre. J'ai demandé à Henriette Hardenberg de t'envoyer la lettre, (car,
c'est chez elle, je suppose que tout est resté).
Tant de temps
a-t-il passé que tu aies pu être malade pendant
des semaines entre les signes de vie que j'ai reçus de toi ? Puisse le
jardin faire fleurir ta reconvalescence.
Je viens de
recevoir le Maeterlinck, je suis en train de le lire et, cette fois, je ne
doute pas qu'il m'appartienne : en y inscrivant mon nom, tu me l'as offert.
Décide
maintenant toi-même, s'il vaut la peine de m'envoyer le nouveau Barbusse, s'il
a de l'importance pour moi. Il n'a sans doute pas été possible d'avoir des
nouvelles de Charles Vildrac ?
Ci-joint un
petit échantillon de traduction, extrait de mes exercices pour Michel-Ange.
Rainer
Claire Goll : Rilke et les
femmes, Falaize 1955 p.53/54
Rainer-Maria
Rilke - Munich, Ainmillerstrasse, 34 - 2 avril 1919
D'une
neige profonde (qui s'est accumulée ici continuellement pendant quatre jours et
nuits) cette page s'envoie vers ton printemps déjà plus assuré, Liliane, ainsi
que tu le prévois, non sans une nouvelle prière.
On a offert à
Friedrich Burschell, pour sa revue, quelques traductions de Francis Jammes,
dont les originaux semblent se trouver dans un livre, qui s'appelle : Prières du temps de guerre ou
approximativement ; il importerait à Burschell de les comparer avec les
originaux et ce sera pour moi un plaisir de les connaître. Peux-tu faire cela
pour nous ?
Ivan Goll a-t-il
traduit de Mallarmé : Eventail de Mlle
Mallarmé, auquel je me suis attelé ici ? Consentirait-il à échanger sa
traduction contre la mienne ?
Propose-le lui.
Et reçois mon
plus affectueux souvenir.
Rainer
(Claire Goll : Rilke et les
femmes, Falaize 1955 p.57/58)
Ivan et Claire
arrivent à Paris le 1er novembre 1919
[1] née à Nuremberg le 29
octobre 1890, fille de Joseph Aischmann
et de Malvine Further, domiciliés à
Munich, Hannhauserstrasse 19, divorcée de Henri STUDER, depuis le 27 mars 1919, domiciliée 27 rue Jasmin. Il n'a pas été fait
de contrat de mariage. en présence de Joseph Rivière, homme de lettres, et de Adrienne Pompont, épouse Rivière, sans profession, rue Ramey, 59, témoins majeurs....en la
mairie du XVI F arrdt.
[2] Iwan Goll Claire Goll Briefe, Florian Kupferberg Verlag, Mainz/Berlin . Une nouvelle édition : Claire Goll & Iwan Goll "
Meiner Seele
Töne " paraîtra chez Scherz
en 1978, avec notes et commentaires de
Barbara Glauert . c’est cette seconde édition que nous prendrons ici comme
référence en utilisant les 3 initiales M.S.T..
La version française, traduite sous le
contrôle de Claire Goll, se trouve à la
Fondation Ivan et Claire Goll de Saint-Dié-des-Vosges (S.D.d.V.). Elle est à ce
jour inédite.
Meiner Seele Töne : Les sons de mon âme est le titre choisi
par Barbara Glauert-Hesse pour cette correspondance . Il est extrait de ce
télégramme d’Ivan Goll à Claire
du 20/7/1932 MST p.106
Ehrwald 20 - 07 – 1932 - Claire Goll - 19, rue Raffet,
Paris
Les sons de mon âme t’appartiennent. Mes doigts ne
sanglotent que pour toi . Seule la mort délivre du " serment Chopin
".Personne ne sait que je joue de la mandoline .Mandolinete
[3] Stefan Zweig : Journaux 1912 - 1940, édités par Knut Beck et traduits de l’allemand par Jacques Legrand (Ivan Goll p.278, 281, 282, 287, 465 — Claire Studer 282, 287, 450. ) Belfond, 1986