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Claire & Yvan GOLL
Claire & Yvan GOLL
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3 décembre 2008

Goll vu par d'autres poètes

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Bosko Tokin : Evropski Pesnik Ivan Goll (Ivan Goll - Poète européen) :

Bosko_Tokin

"Si Goll n’était pas parvenu jusqu'à la poésie cinématographique, il serait resté inaccompli. Son expressionnisme était une chose d’affaires. Maintenant il est accompli. Nous cherchons le style qui doit exprimer l’unité de l’esprit, qui doit être d’origine cosmique et exprimer l’âme cosmique. Ce style cosmico-expressionniste doit être simple et complexe comme le style de Chaplin lui-même.

(Avec Goll, s’est produit ce qui s’est passé avec beaucoup d’autres. Il n’aimait pas le cinématographe et s’étonnait de mon enthousiasme. Quand pour la première fois en 1919 il est arrivé à Paris, je l’ai amené voir Chaplin, Fairbanx et d’autres encore. Et il s’est mis à aimer le cinématographe jusqu'à chanter aujourd’hui la "Chaplinade ").

 Charlot a en lui quelque chose d'un Nouvel Orphée, qui doit faire taire les chacals de la civilisation et du Christ. Et réaliser certains moments utopiques. Charlot possède ce que Félix désirait. Il est simple, naïf, bon, proche de chaque homme.

 Voici la pièce: l'image de Charlot est sur toutes les affiches qui peuplent la ville. Tous les passants sont heureux quand ils le voient. "Il est le miroir de tous". Un jour il descend de son affiche et il est suivi par tous les Charlots détachés de toutes les autres affiches. Tous les Charlots de la terre marchent et à la fin ils sont plus nombreux que le public. Il est multiplié. Enfin il réussit à s'échapper et de nouveau reste seul.

"Chaque vainqueur est seul".

Il est le poète comme Félix et tous les autres personnages des ouvrages de Goll qui parlent toujours de la situation du poète d'aujourd'hui. Charlot va chercher le Mont Parnasse. Voyage dans les Alpes. "Son oeil triomphal fait tout divin". "Saint Charlot d'Assise" médite sur le destin:

"Ce qu'il y a de pis dans mon malheur c'est quand personne n'est responsable.

Alors l'homme invente sa destinée".

Il va dans le désert, écoute avec un appareil les entrailles de la terre et toutes les voix du monde. Sur la scène elles seront reproduites par un gramophone. Charlot écoute: 

"Bülow 8736 (Avez-vous le petit Koon? ) Merci (Un jour viendra Arip) (huit, huit non sept! ) S’il vous plaît ces places pour le cirque 37-21, 37. (J’ai dit: On ne peut pas dire cela. Courfou est une île sans...Donne-moi les culottes roses. 1815.Napoléon est...) Sur le film on voit un paysage hollandais au bord de la mer. Les chevaux lourds traînent le fardeau. Usines. Le gramophone continue : Le style de Flaubert est un bluff (2500% pour les actions téléphoniques) Bummelzug (Mon nom est Christ) La, la, la petite femme EVA-AG! Non, non, demain est mieux (Bétail) oui, oui, (Mon érotique n’est pas...) Charlottenburg... "

Charlot se demande "est-ce tout ce que pense la terre "? Le film change. On voit Marseille. Tous sont affairés. Nouveau monde et nouvel ordre. Celui-ci socialiste. Quelque part il est écrit: GARDEZ LES CERVEAUX. INSCRIVEZ-VOUS DANS DENKE VEREIN! Charlot est reconnu. Un leader s’agenouille devant lui: "Ave Charlot"! La foule le porte en triomphe. Il s’enfuit encore. Toujours seul, "Charlot reste Charlot à sourire, grimacer et ricaner ":

"J’ai trop de vies en Europe et en Amérique

Paris, New-York, et tous les villages rient

et pourtant je suis triste comme un prophète ".

Le voici de nouveau devant une colonne. Le colleur d’affiches l’aperçoit et impitoyablement le colle au mur. Les passants passent. Il sourit de nouveau. 

Je l’ai dit. Charlot est en même temps le Don Quichotte moderne, et un Aristophane de notre époque, et Orphée et martyre. En effet, le comédien génial des faiblesses humaines est aimé par tous les gens. L'utopie et le comique sont unis ici dans la vérité éternelle que les hommes qui appartiennent le plus au monde sont toujours seuls. Il y a toujours chez eux quelque chose qui est étranger au monde, qui est au-dessus du monde. Quelque chose qui dépasse la raison., une sorte de "communisme de l’âme " en eux comme en Charlot. Leur grandeur est en cela qu'ils sont grands et petits par rapport à la raison. Ils appartiennent à eux-mêmes et au monde. La tragique comédie.

 La Chaplinade inaugure une nouvelle époque de l'art : celle de la poésie cinématographique. La base cinématographique est le MOUVEMENT. Il est à la base de chaque art. Ils sont très peu nombreux ceux qui ont réussi à penser cinématographiquement-poétiquement. Ils sont peu ceux qui ont vu les nouvelles possibilités du nouvel art. Goll est l'un des premiers. Il y a du clair-voyant en lui.

Bosko TOKIN (Du livre en préparation : Réalisators ) 

Zenit, Année I, n°1, p.5-9. Zagreb, Février 1921) (Traduction du serbe par Branko Alecsic)

Cette biographie en langue serbe d'Ivan Goll p.5 à 9 est en tout point remarquable, l'analyse est basée sur une parfaite connaissance des oeuvres. Bosko Tokin, poète et essayiste serbe, auteur d'un "Manifeste de l'Expressionnisme ", publié à Belgrade, est lié en amitié avec Goll qu'il a connu en Allemagne, et qu'il a retrouvé à Paris en 1919

JOSEPH DELTEIL : Dans Paris qui brûle .

Les trois personnages de luxe, Orphée, la Sirène et Ivan Goll, jonglent dans le coeur de Paris avec des plumes et des caractères d’imprimerie, une poule avec deux mâles, je veux dire 5 grammes de mélancolie avec 10 grammes de sens moderne, forment à mon gré le mélange le plus explosif du monde. Il y a un prunier:

 Un prunier

 Fait le sentimental,

 Avec ses larmes violettes,

et il y a des millions d’autobus. Ce serait dans le royaume d’Armide une tour Eiffel avec des stalactites et des stalagmites à foison. Ivan Goll est dans l’ascenseur, et il encense la terre avec le crâne de Charlie Chaplin. Cela fait une Chaplinade qui vaut bien la Franciade, la Henriade, etc.…Que si un roitelet avait des ailes de condor, il laisserait ainsi choir des plumes infiniment pâles au dessus de la Cordillère des Andes. Mais Charlot réside à Los Angelos, dans un bouquin aux seins blancs, avec le souvenir d’Ulysse, de Charybde et de Scylla.

 Le premier oiseau                                                                                                          

         Tombé dans mon coeur

 A chanté les airs d’Aïda                                                                                                                                 Sur un violon de violette. 

Ce n’est ni un aigle ni un merle, ni un canari, mais peut-être un aéroplane, ou sans doute quelque enfant du Ciel. L’oiseau de violette becquette tout le long du jour le violon de mon cœur .Passe-t-il un soldat d’argent, il le blesse du crâne à l’orteil .Je suis imberbe et prêt à rendre les armes, oui prêt à rendre l’âme. Quelqu’un parle d’un ton militaire sur du papier de Lafuma.

 Une balle d’or                                                                                                                                                 Est tombée dans mon coeur.

O cruel mélange! Eau et Feu! Ce qui me désaltère me dissout, et ce qui m’agrège m’affame. Je vois en pleine piste venir Henry Dalby ceint de Marguerites et de planètes. Cosmos joue avec un instrument de rosée, et les oreillettes d’Aldebaran communiquent avec les ventricules d’un ver de terre et au centre, la veine porte.

 O ivresse du vaste monde plus illustre que les vins de Bourgogne et d’Alcantara! O chaleur! O lumière! et vous, électricité, qui unissez le minéral à l’homme, et le baobab aux chiens de la lune! Mathusalem me délivre une Assurance contre le Suicide, et l'Edition du Matin annonce que Paris brûle.

Des gestes se lèvent à l’orient du côté de la Belle de Nuit et se couchent au sommet des Alpes. Ivan Goll se balade tout nu sur la Promenade des Anglais. Et moi, je songe à vous, Ivan Goll, Homme du Matin qui venez avec des poings et des mandolines, Homme ivre et chaste qui savez rouler vos muscles sous la peau et cueillir des filles de joie! Votre livre est une omelette qui m’assassine et me fait pareil à quelque forgeron couché sur son enclume morte. Mais si …

 La rose avait cent mille bouches combien d’hippopotames rangés en bataille marchent à travers la plaine sèche et couverte d’ossements et de boutons d’or ? L’Astral m’appelle et l’Assassin frisé me sourit sans relâche, jusqu’à ce qu’enfin

 Monsieur Saturne

remonte dans son auto bleu pâle, jusqu’à ce qu’enfin Ivan Goll me tende sur un plateau de fer trois violettes et la Tour Eiffel .

La revue Européenne I ère Année n°5 - 1er Juillet 1923 p.71 à 73.

Maurice Betz :

Le Nouvel Orphée

Poésie rapide, pressée, haletante. "Nous n'avons pas le temps d'être Grecs" s'écrie Ivan Goll en s'adressant à ses personnages, qui sont : Charlot-poète, échappé de l'écran, Mathusalem ou l'éternel bourgeois, l'Européen-de-culture-moyenne, redingote, raie à droite, le docteur Billard, conférencier et martyr de l'humanité : le Nouvel Orphée... de tous le plus séduisant et le plus sympathique. Poète à transformations comme Charlot, il franchit les pires trappes sans se rompre le cou, accompagne aux pianos des cinémas les douleurs fatales, frappe aux concerts d'abonnements les âmes comme des pièces d'or, fait ricocher les images ainsi que des cailloux plats et, à chaque coup de chapeau, découvre son génie aussi évident qu'une calvitie...

Ivan Goll qui avait déjà présenté dans Cinq Continents "anthologie mondiale de poésie contemporaine " 150 poètes (et beaucoup plus de mots) en liberté, se devait de se faire l'imprésario de cet Orphée des temps modernes qui est en quelque sorte l'archétype de ses 149 confrères...

Poésie lyrique, film, théâtre : les trois genres tantôt se succèdent, tantôt se chevauchent ou semblent tout près de se confondre: Mathusalem, le docteur Billard sont des fantoches grotesques dont la déformation touche au fantastique . Paris brûle, Le Nouvel Orphée, Astral, de nouveaux exemples de ce genre cinématographique où Blaise Cendrars et Philippe Soupault excellent, dont les changements de plan imprévus font le charme un peu aveuglant et où chaque image semble une fausse alerte habilement ménagée au lecteur …

Et c'est peut-être en ce mélange un peu équivoque de complainte foraine, de bruyantes parades, de clowneries grimaçantes, de dévotion à Notre-Dame du sleeping-car, de compassion humaine et d'imperceptible romantisme — à quoi vient s'ajouter encore tout un attirail d'images et de vocabulaires sportifs et commerciaux — qu'il faut chercher le secret de la poésie d'Ivan Goll ". Maurice Betz.

Les Nouvelles Littéraires 2ème année n° 54 - Samedi 27 octobre 1923 p.3 avec photo - portrait d'Ivan Goll

Paul Fierens :

La Poésie, " Les cinq continents " par Ivan Goll

....N'y sont copieusement représentés que les écrivains prophétiques, annonciateurs de civilisations nouvelles, tous ceux dont Walt Whitman et les futuristes italiens restent les précurseurs, les classiques....S'agit-il de démontrer que l'art s'internationalise et que le libre échange préside à ses transactions ? ...Ceci dit, admettons provisoirement que l'Américain Carl Sandburg soit mieux coté que le Français Paul Valéry. "Pas un seul grand poète en Europe" déclare le recruteur pour qui Claudel et Valéry Larbaud semblent ne pas exister....Les civilisations avancées ont-elles les artistes qu'elles méritent? ... Les révolutionnaires russes, empêtrés dans l'idéologie, sont moins intéressants que nos plus médiocres poètes patriotiques. Quelques Américains expriment de façon neuve et directe la beauté d'une vie féroce aux gestes courts et mécaniques. J'ignorais cela. M. Ivan Goll nous apprend tout de même bien des choses. Il faut l'en remercier bien sincèrement ".

Paul Fierens. p.95 et 96

La Nouvelle Revue Française -10 ème année n° 118 - 1er juillet 1923

Paul Fierens :

Le Nouvel Orphée

Vulgariser ne signifie pas toujours rendre vulgaire et beaucoup de grands poètes sont des vulgarisateurs de génie. Qui ne peut dominer l'époque la subit ; qui ne peut déchaîner l'orage fait office de baromètre, de sismographe. Le Nouvel Orphée enregistre les mouvements de l'atmosphère et les ébranlements de l'écorce terrestre ; sur le papier s'inscrit, en ligne brisée, un schéma de montagnes russes, bolchévisantes.

 Ivan Goll a bon estomac. Nous l'avons vu digérer sans effort la poésie des cinq continents. Il eût pu, on l'a fait valoir non sans malice, rédiger lui-même les trois-quarts de son anthologie mondiale ; en revanche, le Nouvel Orphée se présente un peu comme une œuvre collective, un recueil de morceaux choisis. Dis-moi qui tu hantes....Ivan Goll est un "moderne", un "Européen", un disciple de Jarry, d'Apollinaire et de Charlot. Quand Jean Epstein écrivit sur la poésie d'aujourd'hui son livre bien scientifique, soupçonnait-il qu'un Ivan Goll lui donnerait à ce point raison?

« Les matins vieillissent vite », ( oui, il y a dans le Nouvel Orphée de ces trouvailles) et comme il est midi cinq, Ivan Goll a tout ce qu'il faut pour déplaire à la plupart d'entre nous. J'ai lu cependant Mathusalem, Paris brûle,  et nombre de télégrammes-poèmes insérés dans Editions du matin,  avec une véritable allégresse. Qu'on se laisse porter, bercer, secouer par ces vagues de tôle peinte ; qu'on s'incline au virages de ces toboggans bien machinés. On s'en tire sans courbatures ; on s'y divertit franchement.

Paul Fierens  dans La Nouvelle Revue Française - n° 126 - 1er mars 1924 p.358/359

Jean-Daniel Maublanc : 

IVAN GOLL ET LA POESIE INTERNATIONALE

Si l'histoire politique demande parfois le recul d'un demi siècle pour se dégager et prendre les apparences de la vérité, l'histoire littéraire, qui reflète des passions aussi ardentes et enregistre des bouleversements spirituels aussi profonds, demande les apaisements séculaires pour fixer les figures et situer les oeuvres. Mais, de même que l'histoire politique se constitue au jour le jour par l'accumulation des faits et l'élan continu des forces nouvelles, de même l'histoire littéraire s'inscrit au fil des ans selon le rythme des créations intellectuelles, chaque auteur apportant à l'édifice de la petite pierre de son talent, parfois l'airain de son génie. Il arrive, dans l'une et l'autre histoire, que des révolutions ébranlent l'édifice tout entier, que certaines personnalités s'inscrivent en lettres capitales et éclaboussent, des poussières qu'elles déplacent, un siècle de patiente harmonie et de laborieuses acquisitions. Notre début de siècle aura connu des bouleversements de tous ordres et dans tous les domaines mais si, conduits sans conviction et mal soutenus des élites, les bouleversements politiques s'amenuisent et s'orientent vers une stabilisation franchement régressive, les révolutions littéraires, après avoir consolidé d'immenses et fructueuses acquisitions, s'installent en conquérantes dans les domaines de l'esprit.

  On pourra dire que le XX ème siècle aura consacré la mort des vieilles écoles et qu'une nouvelle poésie - la seule vraie poésie pour certains -, est née avec lui. Le cubisme, Dada, le surréalisme - le vrai et l'autre -, figureront, dans le débat, l'extrême gauche réalisatrice et, parmi ces cohortes à gilet rouge et "stylo entre les dents ", Ivan Goll m'apparaît déjà comme un chef résolu, fier d'une doctrine qu'il a enfantée, nourrie de son talent et de son coeur. L'avenir fera la part de son activité et de son oeuvre, il m'a semblé bon d'en fixer dès maintenant le témoignage.

Il est incontestable que nous vivons actuellement quelques heures capitales de l'histoire humaine, les vieilles hiérarchies s'écroulent, prennent peur, tentent d'endiguer le flot nouveau.

La grosse erreur de notre époque fut de donner à la bourgeoisie cette prédominance bestiale, expression d'un désir immodéré de jouissances et de réalités matérielles. N'en incriminons pas forcément l'argent, mais bien cet état d'esprit qui donne au ventre la maîtrise et laisse à la pourriture les valeurs spirituelles. C'est sur ce fumier qu'a fleuri la digitale Dada. Les dadaïstes étaient intelligents trop, sans doute, puisqu'ils poussèrent leur système à l'absurde ; ils étaient des bourgeois au sens vulgaire du mot ; mais, révolutionnaires d'instinct, ils rêvaient le renversement total des idées reçues et la table rase des acquisitions antérieures. Partis d'un point de vue défendable ils se contentèrent de renverser sans construire, car l'illogisme était leur acte de foi, la confusion, la caractéristique essentielle de leur mouvement. Fiers de se contredire toujours, ils réunirent à démontrer qu'ils n'étaient rien et ne pouvaient rien être.

Le mouvement Dada ne fut qu'une convulsion, une mode fugitive, une attitude pour milieux snobs.

Comme nombre des jeunes gens d'alors, Ivan Goll n'ayant rien de commun avec certains hommes dont le poil est gris aujourd'hui, a participé au mouvement Dada en tant que manifestation révolutionnaire humaine. Comme les dadaïstes, il a toujours été du côté de ceux qui voulurent jeter bas les vieilles ruines qui encombrent l'Europe et bouchent notre horizon. En cela, il se rapproche plus, à mon sens, du cubisme extrêmement réalisateur et constructif d'un Cocteau. Mais après, quelques, tournois sonores, à l'âge où tout paraît possible, il s'est aperçu que les pierres moisies risquent de tomber sur la tête (Cocteau n'a-t-il pas ruiné ses forces à essayer de soulever les mondes ? ) et il a pensé qu'il valait mieux laisser les musées à leur place et construire sa petite ville à côté. Il ne manque pas d'espaces incultes et de vallons fleuris sur cette terre. En sorte que les traces de Dada qu'il nous est possible de trouver dans les premiers vers d'Ivan Goll ne sont sans doute que des manifestations d'un esprit affranchi et non fonction d'une doctrine. Je dirai tout à l'heure ce qu'est le surréalisme d'Ivan Goll. Ses poèmes d'aujourd'hui différents pourtant des poèmes de jadis - sont tout aussi libres qu'eux et son surréalisme (car c'est la véritable doctrine à laquelle il se rattache) était en substance aussi bien en 1920, en 1924 qu'en 1929 dans son oeuvre. La théorie érigée dans le premier numéro de son éphémère revue (numéro premier et unique) n'était qu'une simple déclaration, une définitive mise en règle de ce que lui avait appris 1'exercice de son art. 

Mais, direz-vous, le surréalisme d'Ivan Goll n'est donc pas le surréalisme orthodoxe et dictatorial qu'on nous prêche aujourd'hui sous les plafonds du " Radio " ? Si je veux examiner la question d'une certaine hauteur - et mettant à profit le recul de quelques années - je résumerai ainsi la différence entre les deux Surréalismes : 

 Toute poésie a besoin d'ailes, pour arriver à imiter les oiseaux qui nous sont supérieur, par la volonté de Dieu. Les surréalistes, groupés autour de Breton, empruntent leurs ailes au rêve, à l'inconscient, au fonctionnement obscur et étrange du cerveau. Le surréalisme de Breton, pour lequel Freud est la Muse nouvelle, relève plutôt de la psychiatrie. Le surréalisme d'Ivan Goll, directement issu de Rimbaud, Laforgue et Apollinaire, puise son extase et son haut, au coeur, au sentiment, à l'ivresse obscure de l'amour de toutes choses. Pour l'un comme pour l'autre, l'art " échappe à toute préméditation ". " C'est un événement de la Nature. Naissance spontanée " (Delteil). Et puisque Dieu, ou la force animatrice et créatrice des Mondes, est le point de départ des deux doctrines, on peut dire que, manifestement divergentes, il existe sûrement un point où les théories se rencontrent.

Yvan Goll avait déjà publié quelques oeuvres importantes quand il fonda la revue " Surréalisme " dont le premier numéro, paru le premier octobre 1924, n'eut pas de suite, 16 pages, sous couverture illustrée par Robert Delaunay. Au sommaire : Guillaume Apollinaire, Marcel Arland, Pierre Albert-Birot, René Crevel, Joseph Delteil, Robert Delaunay, Paul Dermée, Jean Painlevé, Pierre Reverdy. La couverture annonçait la fondation d'un " Théâtre surréaliste " avec programme monstre, metteurs en scène russes, autrichiens, italiens et un français : Gaston Baty. Mais, pour vivre et durer, Revue et Théâtre cherchèrent un Mécène. Personne n'ayant ouvert sa bourse, Revue et Théâtre moururent aussitôt que conçus. Qu'importe, le sillon était tracé, la moisson devait mûrir, malgré tout. 

"La réalité, écrivait Ivan Goll dans son manifeste, est la base de tout grand art. Sans elle, pas de vie, pas de substance. La réalité, c'est le sol sous nos pieds et le ciel sur notre tête. Tout ce que l'artiste crée a son point de départ dans la nature... Cette transposition de la réalité dans un plan supérieur (artistique) constitue le Surréalisme. Le surréalisme est une conception qu'anima Guillaume Apollinaire, qui avec le matériel élémentaire des phrases et des mots de la rue faisait des poèmes... Seulement, avec ce Matériel élémentaire, il forma des images poétiques. L'image est aujourd'hui le critère de la bonne poésie. La rapidité d'association entre la première impression et la dernière expression fait la qualité de l'image... L'image est devenue l'attribut le plus apprécié de la poésie moderne... L'art est une émanation de la vie et de l'organisme de l'homme. Le surréalisme est un vaste mouvement de l'époque. Il signifie la santé... retrouve la nature, l'émotion première de l'homme, et va, avec un matériel artistique complètement neuf, vers une construction, vers une volonté. "

Le surréalisme, enfin " sera international, il absorbera tous les ismes qui partagent l'Europe, et recueillera les éléments vitaux de chacun ".

C'est sur le plan international que se détache avec le plus de netteté la personnalité littéraire d'Ivan Goll. Esprit cosmopolite, humanitaire, pacifiste, il chante la fraternité des races et l'abolition des frontières. Sa première grande oeuvre naturellement méconnue, "Les Cinq Continents "anthologie mondiale de la Poésie contemporaine (La Renaissance du Livre, 1922) est un essai de collaboration simultanée de toutes les races intéressant tous les individus. Ce n'est sans doute pas une anthologie complète, mais c'est le livre idéal de l'Européen de 1923 que pouvait se représenter l'auteur, achetant ce livre dans une gare quelconque. Livre subjectif, unilatéral, partial et certainement systématique, mais si plein de vie, si mugissant des cris de la terre, qu'il aurait mérité le grand succès et une place de choix dans le coeur des poètes.

" Une mappemonde sur une table de travail est le plus beau jouet et le délassement le plus doux que l'on puisse trouver. L'homme oublie sa tristesse quotidienne en parcourant d'un doigt rêveur le Globe qui contient tout. Navigateur de l'infini, pendant cinq minutes, il va se reposer dans un paysage lointain... Pour découvrir dans des pays inconnus les véritables valeurs, c'est aux poètes, qui sont des prophètes, qu'il convient de s'adresser en premier lieu ". Et, durant trois années, aidé par une cinquantaine de traducteurs de toutes langues, Ivan Goll a lié cette gerbe de jeunesse et de vérité. Voici les Américains (Carl Sandburg, Edgar Lee Mastera, Vachel Lindsay, Amy Lowell, James Oppenheim, etc...) Les Anglais (Richard Aldington, F.-S. Flint, T.-S. Eliot et John Rodker) les Irlandais (James Stephens, Padraic Colum). Les Français - et cela donne aux lecteurs l'idée générale et la tendance de l'ouvrage - sont représentés par Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, Jules Romains, Max Jacob, André Salmon, Jean Cocteau, Ivan Goll, Pierre-Albert Birot, Philippe Soupault, Nicolas Beauduin. Je suis assez surpris de voir Paul Valéry compléter cette liste.... Nicolas Beauduin y figure sans doute comme résurrecteur du vieux paroxysme... mais alors, pourquoi refuser à Paul Dermée et à Verhaeren un fauteuil en la section belge, où je ne vois figurer que Franz Hellens, Paul Neuhuys et Wies Moens ? L'Italie futuriste et cubiste avec Marinetti en tête, l'Espagne (Ramon Gomez de la Serna, Juan Ramon Jimenez, Antonio Machado, etc...) et la Catalogne, séparatiste (Engeni d'Ors, Alfons Maseras, Salvat Papasseit) complètent, avec quelques Mexicains, Nicaraguens, Péruviens, Chiliens, Argentins, Portugais, Grecs et Roumains, cet important groupe Latin qui me semble avoir la tâche la plus dure pour secouer les rudes remparts du moyen âge et brûler les vieilles grammaires. Le groupe germanique (allemands, autrichiens, hollandais, suisses, suédois, norvégiens, danois et finlandais : 23 poètes a toutes les tendresses d'Ivan Goll, mais si le groupe slave (21 poètes) m'effraie un peu par ses cris sauvages et ses visions incandescentes, j'aime à relire les tendres, douloureux, purs et naïfs poèmes des Vieux Peuples orientaux. Les japonais (l'Empereur Moutsou-Hito, Nico D. Horigoutchi, Rofu Miki, Shira Tori, etc...) les Chinois, sont de merveilleux, d'incomparables inspirés. Leurs oeuvres sont des violettes toutes simples cueillies le long de la grand-route humaine, mais si parfumées, si tendres de rosée, que l'âme en est toute bouleversée. Et voici les Hindous représentés par Rabindranath Tagore, les Juifs - avec inévitable pogrome -, les Turcs, les Arméniens, les Indiens, enfin les Nègres, instincts à leur première aurore, poésie directe, intense, vraie... Je connais nombre de Poètes modernes. Dix à peine ont eu en mains "les Cinq Continents", trois possèdent l'ouvrage et l'ont lu.. Navrant.

Entrons désormais dans les champs poétiques d'Ivan Goll. Quelques poèmes dès 1912, à vingt ans. Je m'en tiendrai à "Le Nouvel Orphée", édition collective publiée par "La Sirène" en 1923. Poésie âpre, faite d'un papillotement d'images projetées du cœur-miroir par réflexion, avec des contours de pointe-sèche et la matière du métal. Lampes à arc et feuilles de température, j'écris ces mots avec intention. Ces Poèmes sont des jeux kaléidoscopiques, films primitifs et éphémères, dont les vertèbres ne sont qu'instants et rayons, mais dont le corps émerge d'ensemble, en silhouette crue et dans l'atmosphère. La beauté de ces morceaux et leur pouvoir évocateur, naissent du choc incessant des images, dans un désordre d'apparence, car rien n'est désordre en la vie et la poésie d'Ivan Goll, c'est la vie même. 

Voici quelques images détachées de "Paris brûle"

Les blancs corbeaux des quotidiens

se battent autour des appâts de la nuit

Le monde juge en trois lignes

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Ses paupières sont des feuilles d'automne

qui ont peur de tomber dans l'herbe

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L'aiguille en platine de la Tour Eiffel

crève l'abcès des nuages...

…Et j'ai peur

que mon coeur

qui n'a pas de cran d'arrêt

comme un revolver

ne parte tout seul 

Le plus insignifiant détail, le plus banal, la notation la plus imprévue, l'incidence la plus saugrenue, sont venus naturellement s'inscrire sur la toile où le pinceau du poète étale la pâte coloriée, puisée à même la réalité et découpée dans son ciel de tous les jours. Les sentiments humains nous apparaissent sans métaphysique et sans subtilités, sans logique ni esthétique, sans effets de grammaire ni jeux de mots. Ce ne sont que des objets participant de la sensibilité universelle, aussi nets de contours, aussi vrais, aussi schématisés que l'ovale d'un visage ou le cube monstrueux d'un gratte-ciel. Un peu d'exagération, parfois, mais exagérer n'est pas mentir...

Je me vends moi-même je vends Dieu je vends

le monde entier

Tout ce que nous faisons est péché

Ne pas agir est l'unique salut... 

Poésie externe, en somme, pour l'oeil et pour les sens, mâle et dure, poésie qui touche et fustige, ébranle plus qu'elle n'émeut. Et par-dessus tout poésie pessimiste, désespérée, impliquant au renoncement, qui fait toucher du coeur, les immortelles misères de la création, les égoïsmes glacés d'une société sans amour et l'immense océan de la bêtise humaine.

Le poète enregistre comme un thermomètre

la fièvre du monde....

....Le poème est de l'angoisse anesthésiée

La douleur est meilleure que I'amour.... 

Ivan Goll démasque et écorche (lisez Mathusalem ou l'Eternel Bourgeois) fouaille et raille, plonge son, scalpel dans les pourritures et met l'homme à nu sous un ciel sans mensonges. Mais si le monde gagne insensiblement son excuse de vivre, si l'humanité, sauvée du suicide, marche enfin vers l'or des horizons purs, le poète, méconnu toujours et toujours martyr. ( "La Chaplinade", "Le Nouvel Orphée") reste par essence l'éternel paria, le fou zigzaguant du grand jeu d'échec de la vie.

Le premier devoir de l'homme est en lui-même ;

Sois bon ! avant de parler de bonté..

Poète-Narcisse. mire-toi dans tes propres larmes! 

Le Parnasse existe, ami, dans ton cœur!

...........................................................................

La terre tourne : cinquième roue de l'automobile divine

L'ange a beau se suicider

La bêtise reste immortelle

Recueillons-nous recueillons-nous... ?

Le trèfle est sage qui ouvre et replie ses feuilles

Le trèfle est solitaire

Et simple

Soyons donc solitaires

Et simples...

Le Poète, dans cette réalité souveraine et totale, n'est peut - être que le grain de folie des mondes, le feu follet insaisissable et éphémère que la gifle du réel fait mourir à l'aurore quitte à renaître au soir par le caprice des nuits, le point de ralliement des idéals et le symbole des espoirs, le poète est peut-être Dieu! "

1923 -1925 : Ivan Goll a rencontré l'élue. Son nom n'apparaît plus seul au frontispice des recueils que Jean Budry, l'éditeur des sept manifestes Dada et des oeuvres de Pierre Albert Birot, présente au public. Ivan a rencontré Claire, les deux poètes formeront désormais une même âme tout, ellipse parfaite dont les deux coeurs sensibles sont les brûlants foyers. Il me sera bien difficile de distinguer les deux sensibilités, mais cette distinction est-elle bien nécessaire ? Je considère Claire et Ivan comme l'envers et l'avers du même astre, comme les faces confondues d'une sphère dorée où se joue la lumière et pleure la rosée :

Voici dix ans que tu m'aimes,

Que sur ma montre-bracelet

Le temps s'arrêta pour toujours !

Claire Goll était merveilleusement pétrie pour comprendre Ivan. Partageant son amour de la nature, plein d'amertume, nourrie de ce style brusque (reste de l'emporte-pièce Dada), ses récits à facettes, les uns émouvants, les autres pleins d'humour, nous faisaient déjà pressentir quelques-uns des paysages intérieurs denses d'une philosophie où la tristesse prend place, de " Une Allemande à Paris " . Elle avait subi, comme lui, l'influence des écrivains internationalistes et des peintres allemands, autrichiens et russes. L'influence de Chagall surtout, aux lignes tirées, aux boucles vives, Chagall, comme Ivan et Claire Goll, n'aime la réalité que par les contours et trace seulement des dehors d'objets pour nous les peindre. Plus exactement, il n'aiment, tous les trois, que les reflets, les surfaces, ne s'occupent que des orages du concret. Leurs peintures seront des heurts d'images concrètes, ils sont des businesmen-artistes, dédaignant la spéculation les diamants bruts d'images vivantes. Et c'est pour cela que l'illustration des recueils de Claire et Ivan m'intéresse autant que les poèmes eux-mêmes. Robert Delaunay, George Grosz et Fernand Léger, artistes pour lesquels peindre est une fonction de tous les sens , avaient délimité quelques-unes des images de " Le Nouvel Orphée ". C'est à Chagall que fut dévolue l'illustration des " Poèmes d'Amour " (1925). Il nous montre Claire et Ivan, mêlés dans un dessin aux lignes pures, puis dans une ellipse que ferme tout un monde, une tour Eiffel que couronne, comme une double étoile noire, deux visages préparant, dans notre univers, une éclatante rentrée.... Puis le geste d'une consolation nue et plus loin le masque androgyne commençant à rouler comme les satellites inquiets d'une beauté toujours immuable.... Dans " Poèmes de la Vie et de la Mort ", deux tragiques radiographies et dans les " Poèmes de Jalousie " quelques eaux fortes de Foujita, pleines d'une mollesse dont l'art s'allie avec cette préciosité un peu voulue qu'affectionnent certaines des images des Goll.

Ouvrons les " Poèmes d'Amour ".

Ivan : Tes cheveux sont le plus grand incendie du siècle...

 ... Trompés par l'or faux de l'aurore

 Les oiseaux sont rentrés

 Désespérés...

 ... Tu es la nymphe échappée des bouleaux

 A tes pieds d'or se suicident les chiens...

 ... Parfois mon coeur mort crie dans la nuit...

 ... La nuit ta chevelure orange illuminait

 Le vieux château du ciel

 Jusqu'aux tours de Saturne...

 ... Depuis que je ne t'aime plus je t'aime...

 ...Des arbres de douleur gantés de rouge...

Lyrisme pur, nourri d'aliments modernes . Le vocable ancien, le matériel prosodique est changé. Voici le tramway, l'autobus, le métro, comme les constellations d'un nouveau ciel. Au milieu de cette terre inconnue, se confiant un amour très pessimiste, ils échangent, à la fin, des compliments naïfs tels que " ton coeur est comme un abricot " ! Le symbole de la chevelure attire Goll aussi, mais c'est une chevelure concrète dont il nous révèle les brûlantes colorations. Enfin, c'est ce lyrisme, non pas le lyrisme souterrain, intérieur, tel celui de Paul Eluard par exemple, mais un lyrisme de surface, dont les éléments appartiennent aux choses qui nous entourent, lyrisme immédiat qui naît toujours, comme l'électricité de deux objets la contenant déjà, en l'ignorant. Et la note féminine nous est donnée par Claire, avec la pitié profonde que recèlent ces beaux vers :

J'arrache mes premiers cheveux blancs

Les oiseaux en feront leur nid...

.... Dès que tu pars

Je crainte l'ange cycliste

Avec le télégramme de la mort...

...Car même de l'étreinte de la mort

Mon coeur immortel reviendra vers toi !

Ici, je crois que Claire Goll a poussé loin la réussite. Avec d'aussi simples éléments, elle nous oblige à une réflexion pleine de découvertes. Magnifique écrivains d'images, elle pousse, jusqu'à l'extrême de la clarté, leur intensité et leurs associations. Habileté très aiguë qui nous offre de réelles conquêtes à la lisière de ce monde mystérieux où commence la vraie et inexplicable poésie. Certaines de ces images nous satisfont même trop complètement pour que nous puissions les dire très poétiques, il leur manque de la folie... mais Claire, comme Ivan, y suppléent par une violente passion qui s'exprime en pures révélations, pleines de charmes et écrite dans une langue originale et tendue, jusqu'à ce cri de Claire que nous attendions depuis le début du livre de.

Car même de l'étreinte de la mort

Mon coeur immortel reviendra vers toi.

Les " Poèmes de Jalousie " me satisfont moins complètement. Cette jalousie est, à vrai dire, trop galante, trop fleurie. Benserade en colère... Certains tics, certains clichés que je retrouve dans Cocteau. Les voix sont toujours aussi pures, elles montent dans un violent désarroi. L'humanité des poèmes, tout de même existante, ne semble me masquée par des bariolages presque sportifs, évoquant, avec un certain déplaisir ému, le Boulevard et la Rotonde...

Claire : Je suis jalouse de la rue

  Et de tes pas en ut-mineur...

  .... Tu étais la Colonne Vendôme

  A laquelle je m'appuyais...

Voici par contre, de très beaux vers : 

Yvan : Dans l'arbre rouge de tes veines

  sont perchés mes oiseaux de rêve

  ... Je vis ta vie tandis que tu la rêves...

Et cette sincérité, entachée parfois d'un désir trop grand d'originalité, je la retrouve dans les "Poèmes de la Vie et de la Mort".

Claire : Voici dix ans que tu m'aimes

  Dix ans qui furent dix minutes !

  Mais je te vois toujours pour la première fois....

Claire a la hantise de la mort, elle craint la pourriture et surtout la léthargie trompeuse qui peut ménager un terrible réveil au sein des territoires de la mort :

 Quand je serai morte

 fais embaumer mon corps :

 Sinon les bêtes sans patrie

 Viendraient coucher dans la sciure d'or de mes cheveux

 - Quand je serai morte

 Fais couler du blanc formol dans mes veines

 Pour conserver leurs souvenirs...

 ... J'attends la mort

 Comme un enfant ses vacances...

Enfin, quelques très beaux vers :

Claire : Je n'aurai qu'à te regarder

  Pour que l'aurore monte dans mes joues

Ivan : Ombre parmi les ombres,

  Que chassent les saisons

  Jusqu'à la proche tombe. 

 Depuis lors, cédant au goût du jour et aux nécessités tyranniques, Ivan et Claire Goll ont quelque peu délaissé la poésie. Ils sont devenus de grands romanciers. Mais ils n'ont pas démissionné, et quelques poèmes, parfois, tombent en rosée claire sur leurs carnets. S'en tiendraient-ils à leur oeuvre déjà publiée, qu'ils auraient droit à une place de premier plan dans notre histoire poétique moderne. Si, dans ces pages forcément succinctes, j'ai pu en fixer le témoignage, j'estimerai mon travail profitable sinon digne des oeuvres présentées.

Jean-Daniel Maublanc : L'Archer - juin 1930 

Geo Charles :

La représentation de votre « Mathusalem » à Bruxelles, mon cher Ivan Goll, nous a fourni l'occasion d'apprécier, une fois de plus, une oeuvre du « Théâtre poétique moderne ». Cette formule exprime assez bien la tendance et le mouvement de ce théâtre dit - toujours - «d'avant-garde», bien qu'il ait pris naissance longtemps avant la guerre. Je range sous ce signe : « Ubu Roi », de Jarry, « les Mamelles de Tirésias », d'Apollinaire, certaines pièces de Ribemont-Dessaignes, et justement ce « Mathusalem ».... Pourriez vous préciser votre conception personnelle quant à « l'esprit » poétique de cette oeuvre ?

Ivan Goll : J'estime que toutes les pièces que vous venez d'énumérer sont avant tout, en effet, des oeuvres de poètes que j'opposerai aux auteurs dramatiques. Comment les distinguer par une formule ? Ceux-ci excellent à copier la vie au théâtre, tandis que les poètes ont avant tout le désir de recréer la vie. Ils ne veulent pas du tout en donner, par exemple, une image exacte, mais plutôt révéler la signification profonde des faits et des paroles qui unissent les personnages dans une action.

Géo Charles : Et créer des prototypes ?

Ivan Goll: Oui. « Mathusalem », par exemple , c'est l'éternel Bourgeois. Il ne parle pas la langue courante du théâtre habituel et conventionnel. Il dit des phrases , les phrases-types que chaque bourgeois , dans n'importe quel pays , répète suivant sa prononciation . L'action de la pièce n'est pas individuelle et unique : le cas est applicable et nettement imputable à tous les bourgeois du monde entier.

Geo Charles : Et rien de plus banal que les propos d'un tel héros! 

Ivan Goll : « L'expression » en est apparemment banale , mais avant tout elle est vraie. Et cette transposition du « vrai » me rappelle une autre formule , celle de « surréaliste » dans le sens où Apollinaire l'entendait..

Vous savez, n'est-ce pas, qu'il inventa le vocable « surréaliste » pour désigner précisément « Les Mamelles de Tirésias », que vous citiez un instant parmi les pièces du théâtre poétique.

Geo Charles: En effet , c'est d'ailleurs dans la revue « Surréalisme » que vous avez dirigée que Pierre Albert-Birot a fixé ce point d'histoire de la façon suivante : « … Quant au mot « surréalisme », nous l'avons, Apollinaire et moi, choisi et fixé ensemble . C'était au printemps 1917, nous rédigions le programme des « Mamelles », et, sous le titre, nous avions d'abord écrit « drame » et ensuite je lui ai dit : ne pourrions-nous pas ajouter quelque chose à ce mot, le qualifier, et il me dit en effet, mettons « surnaturaliste », et aussitôt je me suis élevé contre surnaturaliste qui ne convenait point au moins pour trois raisons, et naturellement, avant que j'eusse fini l'exposé de la première , Apollinaire était de mon avis et me disait : « Alors mettons surréaliste ». C'était trouvé. «... La lettre d'Apollinaire à Paul Dermée écrite également en 1917, et reproduite dans la même revue, confirme les souvenirs de Birot... » Et vous Goll, rangez-vous « Mathusalem » sous la même formule?

Ivan Goll: Mon Dieu , si une formule est nécessaire! 

Geo Charles : nous appelons les pièces de ce théâtre - et « Mathusalem » - poétiques. Certaines de ces oeuvres, et particulièrement la vôtre, présentent un curieux mélange de poésie et de prosaïsme...

Ivan Goll : J'attendais cette objection. J'ai donné à chaque personnages la langue de son âme. Ainsi la jeune fille, Ida, sent et parle en vers, et je ne crains pas de lui prêter les images les plus lyriques, comme dans les pièces en alexandrins. Par contre le frère voué aux affaires modernes, n'emploie que le style haché des appareils Morse. Et ainsi de suite.... Mais le langage truculent et terra à Claire

terre-à-terre du père n'est pas moins poétique que celui de sa fille, s'il crée l'atmosphère élémentaire du personnage.

Geo Charles : Vous confirmez l'impression que me laisse la représentation de Bruxelles. Du lyrisme pur, cette réplique d'Ida :

« je ne connais plus d'autre jour que celui-ci

ou des narcisses remplacent l'herbe des gazons

le soleil et un chrysanthème que tu m'offres,

ton front pâle est une tour d'Ivoire

sur laquelle je monte pour voir le monde.

C'est toi qui bâtis les villes apocalyptiques,

les temples d'Asie et les docks d'Amérique,

les places portent toutes ton nom,

les horloges sonnent à chaque heure ton nom

et les navires en mer

ne sont partis que pour te voir. » 

Ce poème pourrait très bien être tiré des « Poèmes d'Amour » que vous avez publiés avec Claire Goll

Claire Goll: Oh , je n’accepte que les poésies qui me sont adressées personnellement!

Ivan: Mais tout ce que j’écris , s’adresse à toi. Pour qui écrit-on, par qui veut-on être compris , sinon par l’être qu’on aime et dont on veut être admiré?

Claire: Tu me trompes!

Ivan: Avec toi-même!

Geo Charles: Je pense que vous allez faire dévier , publiquement , en « scènes de ménage » , vos beaux «Poèmes d'Amour » Au fait , si vous continuez , je pourrais dire que vos poèmes d’amour ne sont pas autre chose … finalement! !

Claire: Eh bien , vous donneriez une belle idée de notre poésie!

Ivan: Mais , Claire , après tout , je ne serais pas éloigné de croire que dans les poésies d’amour de tous les temps , les poètes ne sont occupés qu’à exprimer à leur amante des reproches , et sous forme de compliments , des sottises.

Geo Charles: Qu’en pensez-vous Claire?

Claire: Pour moi il n’existe qu’une sorte de poésie , celle de l’amour. Une femme ne doit chanter que l’amour. Ce n’est que par l’amour qu'elle participe de la vie du monde. Les seuls poètes que je relis toujours , que je comprends et que j’éprouve jusqu’au fond des moelles sont Marceline Desbordes-Valmore et Elisabeth Barrett-Browning.

Geo Charles: L’essence de leur poésie est la souffrance.

Claire: L’essence de l’amour est la souffrance.

Ivan: - Peut-être y a t - il là comme une accusation?

Claire: Non , c’est une déclaration d’amour. Géo Charles notez vite. Je prétends que c’est celui-là (qui me fait tant souffrir) qui m’a faite poète. Je lui dois d’avoir appris à exprimer en vers cette affection que toutes les autres femmes expriment en soupirs.

Geo Charles: Vous avez su prolonger à deux - en des oeuvres toujours lyriques et en des "Poèmes d’amour" que je relis avec une joie critique sans cesse accrue - votre amour de la Poésie. Votre double rêve a su se réaliser et se poursuivre en cette époque si bassement matérielle , si misérable , selon un rythme de beauté et d’idéal!

Ivan: Ce rêve nous sauve! Tout ce qui se passe en dehors de lui et de notre amour devrait nous laisser indifférents. Nous sentons confusément que les soucis du jour sont des soucis bien lamentables , mais aussi passagers. Les époques où l’humanité a faim , reviennent toujours. Cette fois , sa détresse provient de sa bêtise. Mais passons. Parlons d’amour qui est la seule raison d’être et qui est éternel. Thème peu actuel Thème qui le redeviendra au prochain printemps , soyez-en sûr! Sinon , dans cent ans. Et il vaut mieux avoir raison dans cent ans que l’année prochaine. La vérité se mesure par siècles."

Je laisse Claire et Ivan , assis en leur jolie terrasse d'Auteuil, dont j'aime tant caresser les feuilles. Lui, grappillait les raisins qui pendaient au vieux cep qui épouse la grâce de la balustrade, elle, appelait une demi-douzaine de pigeons blancs et leur donnait à manger dans sa main pâle.... Les deux silhouettes, les bêtes et les choses, se composaient en des attitudes qui me sont familières depuis longtemps... en cette petite terrasse du jardin automnal d'Auteuil qui m'apparaît toujours comme un carrefour rustique où la vie et la poésie viennent s'unir.

Geo Charles dans " le Journal des Poètes " 2ème année N° 2- Le 22 NOVEMBRE 1931

Georges Petit : Lucifer Vieillissant par Ivan Goll

" Dans tout ce qu'écrit Ivan Goll il y a toujours beaucoup de pessimisme et d'amertume. L'ironie de cet écrivain est à la fois grimaçante et corrosive et son désespoir est à peu près sans limites: ce dont, après tant d'autres livres, "Lucifer vieillissant "nous offre un témoignage où il y a d'ailleurs beaucoup de grâce, un charme de cauchemar dont la force s'impose à vous comme une réalité. "Lucifer vieillissant ": on entend bien par là qu'il s'agit de la fin du monde, — ou à peu près. Le monde va mal, c'est un fait, l'humanité est moribonde, et il n'y a qu'à jeter les yeux autour de soi pour se convaincre de cette vérité première que M. Ivan Goll a bien raison de proclamer comme il le fait: c'est-à-dire lyriquement avec des mots de feu, d'airain et d'or.

 On a pu dire très justement, il y a quelques années, que tous les poètes écrivaient en prose. Mais à l'heure actuelle les poètes ont rendu la prose aux prosateurs, le roman aux romanciers. M. Goll est toutefois une exception et le dernier survivant: son "Lucifer vieillissant "n'est qu'un long poème somptueux et désolant, traversé de gémissements et surtout d'imprécations, amer et sans fausse pitié, le poème de la fin de l'humanité. Lucifer, — l'homme divinisé —, n'est plus qu'une risible épave qui se heurte aux murs d'une prison sans issue où la lumière et l'air ne pénètrent plus. Ce n'est pas un cri d'alarme que jette l'auteur: le pessimisme de M. Ivan Goll est trop absolu pour lui permettre d'entrevoir la possibilité d'une réhabilitation.

 Ce livre vient, sans s'en douter, tout à fait à son heure. Il n'y a de vrai que l'actuel, pourrait-on dire en déformant un peu telle phrase célèbre du sage de Weimar. "Lucifer vieillissant "est un ouvrage terriblement lucide et véridique, le dernier coup d'oeil plein de désolation et d'épouvante que consent à jeter, comme un suprême regret, un poète sur un monde dont il entend ensuite se détourner à tout jamais .”

Cahiers du Sud 22 ème année - n° 167 - décembre 1934 (mensuel) Marseille

Jean Follain : Chansons Malaises par Ivan Goll

"Le dernier recueil d'Ivan Goll "Chansons Malaises" décèle chez ce poète un renouvellement. Directement après la guerre, Ivan Goll hanté par l'arabesque trouble et les cassures luisantes du nouveau monde moderne s'était adonné dans "Le Nouvel Orphée "à cette poésie à l'emporte-pièce, pleine de fraîcheurs incertaines et ressasseuse inquiète du Verbe

L'originalité de Goll consista pourtant parmi tant d'autres à ne rien camoufler du lyrique amour, à aborder avec tranquillité et à moduler souvent ses chansons sur le thème quelque peu décrié de la tendresse journalière de l'homme pour la femme et cela au moment même où les poètes s'armaient d'une grande pudeur visant "le sentiment ".

Dans les "Chansons Malaises "s'affirme un Ivan Goll conduit par une inspiration décantée. Ces courts poèmes sont écrits avec simplicité sur le ton tantôt didactique, tantôt interrogatif et exclamatif du barde. Chansons évocatrices de paysages patriarcaux où l'amour règne en doux maître sous les citronniers . Poésie d'allure incantatoire et qui m'apparaît appartenir à la nature la plus vraie de Goll.

On trouve dans ces vers les plus belles évocations des silences de l'amour au cours desquels l'on entend croître et dormir les plantes ; aussi les plus fines reconnaissances de chaque reflet de sa propre beauté par la femme aimée .

 Soudain ta main savante

 M'enseigna qui j'étais...

Le poète accorde au langage de l'amour la plus suave flore : anis , safran , néfliers , caféiers neigeux , orangers , vanilliers . En exemple voici un court poème de la plus belle somptuosité :

 En passant sur la route des seigneurs

 Tu ne regardais pas le safran pauvre

 Mais ton manteau le caressa en secret

 Emportant tout de même

 Un peu de poussière dorée

 De son amour

Les poèmes se poursuivent jusqu'à la perte de l'aimée :

 O mon corps tout doré

  N'est-il déjà plus nu ...

et l'appel de la mort :

 Coupez les palmiers centenaires

 Arrachez les lauriers de gloire 

La simplicité de l'écriture, la netteté de la ligne n'empêchent point ces vers de baigner dans un halo de mystère tendre, marqué de leur qualité.

Le livre est imprimé en beau corps d'elzévir et fort bien mis en page.” J.F.

Cahiers du Sud 22 ème année - n° 172 - mai 1935

p.404 - 405 La Poésie par Jean Follain : Chansons Malaises par Ivan Goll

Pierre-Louis Flouquet : janvier 1947  

Des rives de la Seine aux rives de l 'Hudson...

Claire et Ivan Goll en Poésie

J'ai eu la bonne fortune de passer quelques heures, en septembre, avec nos amis les poètes Claire et Ivan Goll, dans leur appartement minuscule de Columbia Heights, à Brooklyn .

Claire et Yvan, amoureux éternels, vivent en poésie avec la même foi et le même enthousiasme qu'au temps de leur existence lutécienne, lorsqu'ils accueillaient les meilleurs poètes de Paris dans leur vaste logis du quai Bourbon.

En l'an 40, Claire et Yvan purent gagner New York, où ils vécurent dans un milieu d'émigrés, nouant de nombreux liens avec leurs confrères américains, entretenant la ferveur française, fréquentant Marc Chagall leur ami fidèle, les peintres Dali, Kisling, Léger et Mondrian , les sculpteurs Zadkine et les Lipschitz, les écrivains André Spire, André Masson, Jules Romains, André Maurois, André Breton, et nos compatriotes Maeterlinck, Marnix Gysen, Robert Goffin, Anatole Bisque.

J'avais trouvé l'adresse des Goll chez Brentano's, le grand libraire de la cinquième Avenue. Un mot rapide était resté sans réponse, je les croyais retournés en Europe, lorsque à l'improviste me parvint, sur le papier jaune d'or des éditions « Hémisphères » , une invitation à dîner des Poètes, revenus la veille d'un séjour en Gaspésie.

A l'heure dite, à Brooklyn, qui parfois fait songer à Neuilly et parfois aux docks de Liverpool, dans Columbia Heights, artère paisible, comme s'abat d'un coup un mur haut et lourd, une porte massive en s'effaçant me rendit deux visages et deux voix, fidèlement gardés durant les années tragiques. Ceux qui se rappellent les tailles hautes, les visages minces, les regards un peu fiévreux parfois, mais subtils et profonds comme la pensée, de Claire et d'Yvan, les auraient comme moi retrouvés sans effort . Tout de suite ils me firent les honneurs de l'étonnant paysage déployé devant leurs fenêtres.

A droite, le plus ancien pont de New York, Brooklyn Bridge, sur l'East River, ouvrage massif dont les portiques sont des lyres d'acier : au centre, les docks avec les cargos, les steamers, les paquebots transatlantiques, et sur la rive de Manhattan les gratte-ciel tragiques de Wall Street ; à gauche, l'embouchure de l'Hudson, Long Island où les émigrants purgent la quarantaine, la baie immense où cent vaisseaux sont à l'ancre, l'île de la Liberté portant la statue géante de Bartholdi , don de Paris à la ville de New York . Au-delà enfin, sous un ciel étincelant, l'océan balayé par les vents.

" Nous avons connu, me dit Yvan, des alternatives d'abattement et d'exaltation, sans jamais perdre l'espoir.

Dès le début la vie intellectuelle française fut intense à New York. Maeterlinck et Romains fondèrent le journal « Voix de France » qui réunit la collaboration d'une élite française, européenne, américaine. Des éditeurs montrèrent une activité magnifique, tout spécialement la Maison de France, installée au Rockfeller Center.

De nombreux écrivains firent dans les Etats des tournées de conférences. Parmi nos confrères belges, Robert Goffin se manifesta sans compter. Il voyagea en avion à travers toute l'Amérique, parlant devant les publics les plus différents, publiant articles, poèmes et ouvrages de prose en français et en anglais. Il laissa le souvenir d'un camarade énergique et serviable.

D'un voyage à Cuba, île heureuse du beau poète Mariano Brull, je rapportais plusieurs poèmes, dont « Vénus Cubaine », et une prose enchantée « Corbeille de Cuba ».

En 1941, j'ai fondé la revue Hémisphères. Elle réunit une collaboration de qualité et fit connaître plusieurs poètes de valeur, comme Césaire et Duits. Hémisphères représentait, au-dessus de la Politique, une position intellectuelle intransigeante, celle de la Poésie Pure. Elle n'en publia pas moins de nombreux poèmes de circonstance, du genre de ceux qu'on devait nommer plus tard, en France, la Poésie de la Résistance. A ce propos, je vous signale que j'ai publié dans « La Nacion » et dans « The Saturday Review of Literature » , en 1940, ainsi qu'en 1941, dans « Poet's Messages », collection éditée à New York, les poèmes de « Chansons de France », dans lesquelles on retrouve le mètre court, le rythme populaire, le sens tragique des poèmes de « Jean sans Terre ».

Les numéros spéciaux d'Hémisphères connurent un vif succès.

L'un, consacré à la Découverte des Tropiques, comportait les collaborations d'André Breton, d'André Masson et du grand poète de couleur, Césaire. Un autre traitait de la Magie. Les recueils de poésie publiés par les éditions Hémisphères furent aussi bien accueillis.

En 1942, j'ai publié dans le journal « France Amérique » le poème « Grand cortège de la Résistance en l'an mil neuf cent misère ». Il fut repris, à Alger, par la revue « Fontaine » (numéro 34) que dirigeait, si brillamment, notre ami commun Max Pol Fouchet.

Plus tard, j'ai écrit une poésie en forme de Croix de Lorraine, qui fut imprimée en deux couleurs sur un magnifique papier de chiffon et distribué comme le message de Noël par le groupe « France for ever » , alors présidé par Houdry.

J'ai publié dans Hémisphères les premiers poèmes des Elégies d'Ihpetonga. Ce mot, d'origine indienne, à la fois sauvage et harmonieux, signifie les falaises, les hauteurs de Brooklyn, sur lesquelles se trouve notre logis.

La suite des Elégies d'Ihpetonga, qui bientôt paraîtra chez un éditeur parisien, surprendra peut-être ceux qui croyaient que j'avais trouvé, dans le vers octosyllabique de « Jean sans Terre », une forme tout à fait adaptée à mon inspiration. Ces Elégies, plus métaphysiques et plus cosmiques que mes oeuvres précédentes, sont écrites en vers plus libres, d'expression plus intense. Je pense qu'il s'agit d'un approfondissement, ou plutôt d'une libération.

Au cours de mon séjour en Gaspésie, région canadienne abrupte et sauvage, à la fois maritime et boisée, j'ai écrit Le Mythe de La Roche Percée, poème géologique aux rythmes variés, tournant autour de la vie et de la mort des pierres. Ce poème, d'une grande amplitude, m'a été inspiré par un rocher géant que perça à jour la morsure des flots. Il prédit après la longue patience et l'attente du monde minéral, apparemment inerte, sa résurrection par la brisure de l'atome..."

Ce qu'il écrira demain, Ivan Goll ne le sait, mais il n'a pas cessé, malgré l'exode, malgré l'horreur, malgré l'exil, t'écrire des poèmes d'Amour.

Maintenant j'interroge Claire, qui actuellement publie d'excellents articles de critique dans l'hebdomadaire « France Amérique ».

" Vous savez, dit Claire, que je suis plus romancière que poète. Plus que moi Yvan est tenté par le lyrisme. A toute inspiration, fût elle tragique, il mêle une onde délicieuse, semblable en cela à notre cher Chagall. Mon inspiration est plus dure.

En Amérique, j'ai publié des nouvelles sur Paris. Leurs titres ? « Le dîner de 500 francs » , « L'Homme au Camélia », « L'Inconnue de la Seine », d'autres encore. La collection « les Oeuvres Libres » les publia, parmi d'autres de Maurois, de Romains.

J'ai donné à Hémisphères une autre oeuvre de prose « La Blanchisserie Chinoise » (numéro deux et trois). Les Editions de la Maison Française lancèrent deux de mes romans : « Le Tombeau des Amants Inconnus » et « Education Barbare ».

Comme son compagnon, Claire Goll, bien qu'ayant aux Etats-Unis de nombreux amis et admirateurs, bien qu'ayant connu à New York le succès , n'a jamais oublié Paris, cité de la poésie et capitale de la douceur.

En souriant, elle dit comment elle conserva durant des ans, comme des objets très précieux, les emballages de produits de beauté et même de médicaments emportés en hâte de son logis de l'île Saint-Louis. Elle dit comment, chaque soir, durant tous les jours du long exil, elle voyagea en esprit dans Paris, grâce au plan de la ville aimée, fixé au-dessus de son lit. Elle dit que ce logement les retint, non seulement parce qu'il offre une vue propre à émerveiller et à exalter les artistes, mais surtout ce qu'il leur permettait de conserver leur pensée orientée vers l'Europe et la France, grâce aux navires nombreux tournant chaque jour leur proue vers le pays de leurs amours. Et parfois, ajoute-t-elle, comme une récompense, nous étions éveillés le matin par la Diane sonnant sur un vaisseau français, où la vision soudaine d'un pavillon tricolore...

Tandis que Claire parlait, l'ombre descendait lentement sur la baie immense. Dans le soir déjà brumeux le crépuscule semait des rougeurs d'incendie.

Yvan toussait doucement. Claire, un peu lasse d'avoir revécu en ce temps si court les craintes, les exaltation, les fatigues et les joies de tant d'années, tournait un visage étrangement nu vers la fenêtres.

Sous nos yeux la baie s'enténébrait par degrés. Comme en un ciel de féerie s'allumaient une à une les lumières innombrables de Manhattan. Un long paquebot, scintillant de tous ses hublots, fendait les eaux à l'endroit où l'Hudson mêle ses eaux au flots salés de l'Atlantique.

Pierre-Louis Flouquet Journal des Poètes 17ème année n° 1 - janvier 1947  

Léon-Gabriel Gros : Le Témoin poétique  (1949)

Le rayonnement de l’oeuvre d’Yvan Goll n’est pas ce qu’il devrait être. Certes elle a ses fervents mais qui se recrutent parmi les seuls connaisseurs. Ayant justifié, et au delà, les espoirs que l’on plaçait en elle sur la foi des premiers recueils, dans les années 20, elle n’a point connu la large diffusion que l’on était en droit de lui prédire à l’époque. S’agit-il d’un paradoxe ou d’une injustice? Des deux sans doute, et l’avenir s’en étonnera …Toute poésie qui nécessite une initiation parce qu’elle est elle-même une initiation est en raison même de sa qualité vouée à demeurer secrète …Qu'Yvan Goll soit un de ces poètes en marge c’est l’évidence même comme c’est le signe de sa grandeur. Si déplorable soit-elle l’auscultation provisoire de son oeuvre s’inscrit dans l’ordre des choses mais elle a aussi des raisons spécifiquement littéraires…son lyrisme oscille constamment entre les recherches d’avant-garde et le souci de la rigueur formelle; il joue avec autant de virtuosité sur le clavier de l’hermétisme que sur celui de la chanson populaire; il est tantôt hiéroglyphe, tantôt image d’Epinal …mais quoi! ce sont là des qualités si rares en notre génération qu’on les y tient pour suspectes, et qu’en fin de compte cette oeuvre se trouve en porte-à-faux entre les tendances contradictoires de l’époque . Il est difficile, je l’admets volontiers, de relier logiquement Le Nouvel Orphée de 1923 à L ' Elégie d’Ihpétonga qui vient de paraître et, à plus forte raison de concilier le ton des trois livres de Jean Sans Terre avec celui du Char Triomphal de l’Antimoine. Ce n’est pas en tout cas le lyrisme des Chansons Malaises, le seul de ses recueils disons de lecture courante, qui nous aidera à trouver la clef de l’entreprise de Goll, la raison une et profonde que l’on cherche fatalement à toute oeuvre de quelque ampleur. … 

Mon seul propos était de rendre hommage à un poète trop négligé bien qu’il soit un des meilleurs de sa génération et celui qui a contribué à bien faire connaître à la mienne tous ceux qui de par le monde nous ont préparé les voies. Je me suis uniquement préoccupé de le situer dans une époque qui sans lui ne serait pas ce qu’elle est et dont il est dans tous domaines, dans celui surtout des recherches esthétiques, un des plus irrécusables témoins.

Cahiers du Sud 36 ème année, n° 298 - 2ème semestre 1949.

( 2 mars 1950 )

Discours prononcé aux obsèques d’Yvan Goll par M . Jules Romains de l’Académie Française :

L’homme qu’était Yvan Goll , je ne l’ai vraiment connu qu’à New-York , où nous nous trouvions ensemble pendant la Guerre .
 Je connaissais depuis longtemps le poète , que j’avais en haute et singulière estime . Mais l’homme n’était encore pour moi qu’une silhouette , il me restant à découvrir.

Ses amis le savent : c’était un être d’une étonnante séduction . Sa voix , son regard , l’expression permanente de son visage , faisaient appel à ce qu’il y avait en vous de moins offensif , de moins sur le qui-vive , de plus volontiers confiant et abandonné . Je ne l'ai jamais entendu parler avec amertume de rien , ni de personne . D'abord il parlait peu. Pour mieux dire il ne prenait jamais la parole . Il attendait qu’un silence des autres vint la lui offrir .

 Il était si naturellement modeste qu’on oubliait de s’en apercevoir . Quand je songe à tous ceux dont chaque phrase est un rappel de leurs mérites , où des injustices qu’on leur a faites , ou des hommages que tout de même ils ont recueillis , mais qui ne sont qu’un faible acompte de ceux que leur doit un avenir réparateur !

 Yvan Goll ne plaignait pas . Ou plutôt une espèce de plainte sortait bien de l’être qu’il était , mais à son insu . S’il en avait eu conscience ; il s’en serait excusé comme d’une indiscrétion .

 Dans ce New-York des années de guerre , il était comme un exilé , ainsi que d’autres , ainsi que nous . Mais l’exil ne semblait pas avoir de quoi le surprendre, ni de le décontenancer . Pour le poète de Jean Sans Terre , l’exil n’était pas un accident . C’était une sorte de vocation . L’on peut dire qu’il ne n'y perdait Pas . Il s’y retrouvait .

 Aux événements du monde dont nous parlions ensemble, il vouait la même malédiction que nous . Il ne jouait nullement à leur égard l’indifférent ni le détaché . Mais il leur opposait malgré lui comme une grâce intemporelle .

 Je 1’ai revu à Paris . Sa maladie ne lui laissait , je crois , aucune illusion .Il n’aurait pas fait aucune difficulté à vous déclarer :

 "Oh ! ma mort n’est plus qu’une question de temps". Mais il l’eût dit avec un sourire si désarmé , si bienveillant , qu’on eût soudain pensé que la mort , pas plus que l’exil , n’avait sur lui le même effet de désarroi , le même pouvoir de morsure , que sur d'autres . 

 Pour le poète qu’a été Yvan Goll , je m'en voudrais de traiter de lui en si peu de mots, de paraître expédier un éloge cursif et de circonstance . Ce que je tiens à dire , en m’inspirant de la modération et de la pudeur qu’il montrait , c’est que peu de poètes de notre temps ont été moins superflus . Je n'ai jamais rien lu de lui qui ne me semblât nécessaire , justifié , dicté . Rien qui , du même coup ne fût intéressant et émouvant . Ce sont là deux épithètes qui peuvent paraître faibles aux amis de l’emphase . Je leur attache pour ma part beaucoup de prix , et ne les décerne , dans la vérité de mon cœur , qu’à un tout petit nombre . Bien des poèmes d’Yvan Goll ont de grandes chances d’être durables .

 Une raison particulière qu’ils ont de durer est qu’Yvan Goll, sans l’avoir prémédité ni cherché , se trouve avoir exprimé tout à la fois , d’une manière indissoluble , lui-même et son époque , le tournant du vivant qu’il était , et le tournant de l’âge où il lui était imposé de vivre .

 Certaines de ses strophes pourront devenir des épigraphes au-dessus des portes de fer de notre temps . Quel plus bel éloge à faire d’une poésie qui n’a eu d’autre ambition , d’autre soin , que d’être personnelle ?

 Enfin que Claire me permette de lui affirmer avec quel sérieux , quelle profondeur , la perte d’Yvan Goll est ressentie par nous , et combien sa mémoire sera pour nous non affaire de mots , mais chose dense et vivante .

 Et laissez-moi jeter sur sa tombe ces trois strophes qu’il écrivait il y a quinze ans :

 

 Qu’il est difficile

 D’être seul et grand :

 Là-bas mille villes

 Te rappellent : Jean

 Vite il faut descendre

 Plein de repentir

 Dans la nuit de cendre

 Aller se blottir

 Là-bas ! Jean sans Terre !

 Pas ici ! Là-bas

 Sont les joies entières !

 Là où tu n’es pas !

 Jules Romains

 2 mars 1950

Hugues Fouras : Les Géorgiques Parisiennes p.47

"Cri d’amour à la fois tendre et railleur, tantôt familier et tantôt plein de révérence, ici filial, là empreint de fierté, Les Géorgiques Parisiennes sont le message posthume du poète à la ville où il vécut si longtemps.

Comme s’ils avaient été écrits à des époques très différentes, ces textes sont de deux veines : la veine légèrement cubiste et la veine très sensiblement traditionnelle. D’un poème à l’autre, on passe de la poésie rapide à la poésie scandée, sans toutefois perdre l’équilibre, grâce, sans doute, au jaillissement continuel d’images neuves et justes ;

Voici l’armée tondue des champignons de Paris, les cris de Sioux des marchands de quatre-saisons, les chats pharaons régnant dans les horlogeries sans bouleverser le temps, la flûte d’airain de la Tour Eiffel, un lâcher de corbeaux qui s’échappe des cloches et la Seine avec ses vagues aux hanches souples.

 Mes préférences vont, comme toujours, aux poèmes les plus achevés : ceux dont la forme est la plus rythmée et la plus musicale".

La Bouteille à la Mer 2ème trimestre 1951 -

Pierre-Louis Flouquet :

Le souvenir de Jean Sans Terre, Yvan Goll, Poète et Magicien

"Yvan Goll fut toujours pour moi une sorte de magicien. Non pour l’intérêt qu’il portait aux sciences occultes, mais parce qu’il était prodigieusement humain et que la magie véritable est d’accéder assez haut, dans la connaissance, pour tout pénétrer et tout comprendre sans cesser de s’émerveiller et d’aimer.…

Goll écrira :"les humiliations et les déchirements d’une population qui ne savait plus si sa vocation était d’être écartelée tous les quarts de siècle ou de devenir le trait d’union entre l’Allemagne et la France". Et plus tard :"L’Alsace était un corridor plein de courants d’air entre la douce France et la violente Allemagne ; qui de ma génération n’y a pas contracté une bronchite ?"

Après avoir participé au mouvement expressionniste allemand, il passera en Suisse pour ne pas porter les armes contre la France. Il s’associera à l’évangile pacifiste de Romain Rolland, publiera le beau "Requiem pour les morts de l’Europe" qui se termine par un hymne à la paix, et partagera les recherches occultistes du groupe "Eranos".

… En peu d’années Yvan Goll devait publier deux anthologies admirables “ Le Coeur de l’ennemi ” et

"Les Cinq Continents". La première, choix de poèmes de combattants pacifiques allemands, révélaient au lecteur français les angoisses, les révoltes, les désespoirs d’hommes qui avaient honte, criaient leur dégoût de la guerre, et sous le feu rêvaient de concorde et de paix. L’anthologie des poètes des cinq continents avait pour but de montrer, par un florilège de pages d’une haute valeur poétique, intellectuelle et morale, que le coeur ne connaît pas de frontière. … A mesure où s’évanouissaient les espoirs de paix grandissait le désenchantement du poète. L’homme des foules fraternelles se sentait envahi par le sentiment de la précarité des choses. Dans "Métro de la Mort", l’ouvrage de Goll que je publiais en 1934, aux "Cahiers du Journal des Poètes", on pouvait lire :

 Ombre grêle et hâtive

 Passager quotidien

 Quitte la triste rive

 Sur le fleuve du Rien

et dans l’un de ses ouvrages de prose, peignant la décadence de l’Europe, il avait trouvé un terme étrange, Eurocoque, pour désigner le virus de sa destruction.…

L’odyssée de "Jean sans terre" est symboliquement celle du poète qui ne se connaît pas de patrie héréditaire. Le premier ouvrage, "La Chanson de Jean sans terre", c’est la complainte terrestre de l’Eternel Errant. Il parut en 1936. Le "Deuxième livre de Jean sans terre" propose une course vers l’infini, une rose de cendres sur le front. Le "Troisième livre" est celui de la passion ultime du poète. Jean a le mal de terre, rencontre l’ange, emplit sa panse, pour lutter contre la maigre mort, brave la tempête puis se pare du nom de Jean de la mort, comme une couronne d’étoiles et de nuit.…

De lui jaillissent ces "Chansons de France" (Septembre 1940) dont on a pu dire qu’elles étaient par l’esprit et la forme même, les premiers poèmes de résistance, bien que publiés à l’étranger.… Sa poésie prend alors un sens toujours plus cosmique. Dans ses poèmes anglais sur l’atomisme, intitulés "Fruits de Saturne", il montre en tremblant que :"Chaque grain de poussière, si petit soit-il, est le centre d’un système planétaire aussi perfectionné que la mécanique qui gravite autour du soleil."… Mais "Jean sans Terre", blessé à mort, maudissant en poésie les nations ivres de leur méprisable puissance et de leur orgueil dérisoire, voit poindre une aube qui n’est plus d’ici. Dans la suite lyrique intitulée "Masques de Cendre" il saluera la promesse de destruction. Vers ce moment écrit Claire Goll :"sa lyre se fit plus forte et son imagination plus riche. A mesure que, semblable à une ombre, il chancelle vers la mort, renaît son amour de la langue allemande, qui a été sa seconde langue maternelle (…) Du subconscient de ce mourant montait cette évidence qu’il était le produit de deux civilisations qui l’avaient nourri, bien que son amour le plus grand allât à la France."

Qui fut Yvan Goll ? Jules Romains le dit dans son discours funèbre :"…Sans l’avoir prémédité, ni cherché, Goll se trouve avoir exprimé tout à la fois, d’une manière indissoluble, par une espèce d’harmonie préétablie, lui-même et son époque, le tourment du vivant qu’il était et le tourment de l’âge où il lui était imposé de vivre …"

…Les poèmes de "Herbe du Songe", encore inédits, sont d’une beauté pantelante et triste …

Le Journal des Poètes 22 ème année n° 3 - Mars 1952

Léon-Gabriel Gros :

Yvan Goll, L'Alchimiste fraternel

La parution chez Seghers dans la collection "Poètes d’aujourd’hui" d’une anthologie d’Yvan Goll permettra pour la première fois à un public tant soit peu élargi de découvrir et d’apprécier un poète dont la notoriété ce réduisait jusqu’à ce jour à des cercles assez restreint de connaisseurs. On peut dire que, littérairement parlant, la carrière d’Yvan Goll commence aujourd’hui, prés de six ans après sa mort.“ Tel qu’en lui-même enfin …” la critique le change, en définissant sa poésie et le rôle de premier plan qu’il joua ou plutôt qu’il ne joua pas dans le lyrisme contemporain, car le destin voulût qu’il fût presque toujours relégué dans les coulisses des mouvements d’avant-garde alors même qu’il avait autant et plus que personne contribué à leur lancement.

Par trois fois au moins en 1917, en 1924, en 1940 il manqua tenir la vedette mais chaque fois il se trouva dépassé par l’événement. Ce ne fut jamais, empressons-nous de le souligner, la faute de ses pairs, les meilleurs poètes de sa génération ayant toujours tenu Goll pour l’un des leurs, mais il est par contre certain que Goll fût victime d’un snobisme intellectuel assez répandu en quelques milieux d’édition, snobisme qui ne pouvait trouver aucun intérêt à Goll parce qu’il n’était qu’un poète, parce que ses démarches trop humaines étaient irréductibles à un système idéologique.…Ajoutez à cela que ce prince de l’image n’a jamais versé dans la gratuité. Ses poèmes n’étaient point de simples documents mais dans la plupart des cas des objets élaborés, formules d’exorcisme parfois à l’usage du poète lui-même, "mécaniques de satisfaction" pour quiconque se prêtait à leur incantation.…

Le paradoxe de ce poète qui souffrit personnellement plus qu’aucun autre de son déchirement entre deux cultures réside précisément dans le fait qu’il a transcendé en beauté et en lucidité non seulement ses propres douleurs mais l’apocalypse dont il fut le témoin. Perpétuel exilé, "voyageur traqué" comme on disait à l’époque, Goll qui a pu faire figure d’apatride était l’être le plus enraciné dans cette patrie intérieure de la Poésie qu’il ne faut pas confondre avec les régimes qui la régissent, écoles diverses novatrices ou académiques. Suspect à toutes les littératures établies, étranger aux diverses coteries, il a connu le sort de tous les pionniers et s’apparente par là à des hommes comme Reverdy, Cendrars, Jean de Bosschère qui pour la nouvelle génération évoquent des noms plus que des oeuvres. Comme si la jeune poésie avait commencé en 40 ou même en 24 ! Goll fut en somme un révolutionnaire d’avant la prise du pouvoir.

 Yvan Goll, ce musicien gnomique, ce fraternel alchimiste dont on ne saura jamais très bien si les puissances du coeur l’emportèrent en lui sur celles de l’imagination, ou inversement, s’il fut ou non cérébral, comme on dit, plutôt qu’instinctif, Goll, le plus concerté et le plus spontané des poètes nous apparaît en effet tout cela au moment de la revanche posthume que lui offre la collection Seghers. C’est qu’aussi bien son oeuvre choisie est présentée ici avec un appareil critique tout à fait exceptionnel, d’autant plus exceptionnel qu’à l’exclusion de Jules Romains qui bénéficie lui-même de tout le recul souhaitable les essayistes qui s’emploient à mettre Goll en valeur n’appartiennent à aucun des clans ou des mouvements de la poésie actuelle. Raisonnée ou passionnée leur adhésion échappe ainsi à tout parti-pris doctrinal. C’est le cas pour Marcel Brion qui parle en lecteur non prévenu et dit du même coup l’essentiel sur le plaisir poétique, pour Francis -J. Carmody et Richard Exner, le premier traitant de l’oeuvre française, le deuxième de l’oeuvre allemande de Goll.

… Goll, cet alchimiste du verbe (et il prétendait par les mots attendre la "res", la chose en soi) Goll ce mystique de l’objet dont-il souhaitait qu’il le " dévorât " s’est trouvé en un sens captif de ces "Cercles magiques" qui lui inspirèrent un de ses derniers recueils …

Si les plus émouvants, les plus beaux peut-être de ses poèmes furent les derniers, écrits en allemand (L’herbe du Songe) à l’époque où il agonisait, terrassé par la plus étrange des maladies, la leucémie, je crois qu’un poème des "Cercles magiques", "Les portes" résume mieux que tout autre ce que fût sa quête passionnée :

 J’ai passé devant tant de portes

 Dans le couloir des peurs perdues et des rêves séquestrés

 J’ai entendu derrière les portes des arbres qu’on torturait

 Et des rivières qu’on essayait de dompter

 J’ai passé devant la porte dorée de la connaissance

 Devant des portes qui brûlaient et qui ne s’ouvraient pas

 Devant des portes lasses de s’être trop fermées

 D’autres comme des miroirs où ne passaient que les anges

 Mais il est une porte simple, sans verrou, ni loquet

 Tout au fond du couloir tout à l’opposé du cadran

 La porte qui conduit hors de toi

 Personne ne la pousse jamais

 Je m’excuse de ne pas avoir mis l’accent sur la grandeur de Goll, j’ai simplement tenu à dire combien son oeuvre était arbitraire, fraternelle. De toute beauté, de trop de beauté peut-être. Mais Goll, à sa façon a lui aussi "trouvé la beauté amère".

Léon-Gabriel Gros

Cahiers du Sud - 43è année, n° 337 (octobre 1956) p.427 à 431- Le Témoin poétique .

Jean Rousselot : Les Nouvelles Littéraires 47 ème année, n° 2193 – 2 octobre 1969 : p.4, sur le premier tome des "Oeuvres" d'Ivan Goll.

La publication du premier tome des oeuvres d'Yvan Goll va remettre en lumière ce poète original et fécond dont le nom, dès 1912, se trouve associé à toutes les aventures de la poésie, de la littérature et de l'art nouveaux. Né à Saint-Dié en 1891, donc pendant l'annexion de l'Alsace Lorraine, et formé simultanément en français et en allemand, Goll sera toute sa vie divisé par cette double appartenance culturelle et il s'efforcera très honnêtement de l'assumer. C'est en allemand qu'il commence de s'exprimer en vers, mais c'est pour entonner un hymne à la fraternité des races, Le Canal de Panama, qu'on eut aimé trouver dans ce volume. En 1913, il participe, à Berlin, au mouvement expressionniste. La guerre venue, il passe en Suisse, y devient l'ami de Romain Rolland, de Pierre Jean Jouve, de Stéphan Zweig et publie, en français, ses Elégies internationales, sorte de réquisitoire lyrique contre la guerre.

Tour à tour futuriste, dadaïste, surréaliste, mais toujours à quelques encablures des chartes officielles, il va jusqu'à sa mort, en 1950, accumuler les livres de poèmes, les oeuvres scéniques, les romans, les traductions -- en français et en allemand -- de la plupart des poésie du monde, fonder des revues, toujours d'avant-garde, et mener des croisades, toujours pacifistes (il avait, dès 1917, dans son Requiem pour les morts de l'Europe, employé le premier, l'expression « citoyen du monde »), jamais à court d'invention, de lyrisme et de charité. 

C'est aux Etats-Unis, où il se réfugie dès 1939, qu'il achèvera ce qui est sans doute son chef-d'oeuvre, le poème en quatre mille vers de Jean sans Terre.

Nous n'en sommes pas là puisque ce tome premier ne rassemble que les oeuvres composées entre 1915 et 1927, tant en allemand qu'en français.

Entre autres Le Nouvel Orphée :

Tu ne connais pas Orphée ?

il tourne l'orgue du ciel

il tourne la roue des planètes

il tourne la montre surtout coeur

On trouvera enfin dans ce volume les Poèmes d'amour écrits en collaboration, ou plutôt en duo avec Claire Goll et qui sont l'un des sommets de notre poésie amoureuse. La Chaplinade et Lucifer vieillissant où, comme dans tout ce qui est sorti de la plume de Goll, se manifestent le même goût du merveilleux moderne et la même alacrité langagière que chez Apollinaire, Cendrars, Albert Birot, Delteil. Avec, en plus, un attachement profond à la réalité quotidienne et une sorte de spontanéité franciscaine : « rossignol, tu me convertis en chantant la messe du matin » -- et à laquelle ce poète qui se voulut peut-être trop systématiquement de son temps, doit d'être devenu un grand poète de toujours.

Jean Rousselot 

Les Nouvelles Littéraires 47 ème année, n° 2193 – 2 octobre 1969 : p.4, sur le premier tome des "Oeuvres" d'Ivan Goll.

Pascal Pia : Feuilletons littéraires ( tome 2 ) 1965-1977 . 937 pages

Yvan Goll et Claire Goll p.588 à 594

Fayard - novembre 2000

reprise de son article paru dans.

La poésie malgré tout

Presque simultanément viennent de paraître chez le même éditeur un récit de Mme Claire Goll, Ballerine de la peur, et 2 volumes rassemblant une grande partie de l'oeuvre poétique d'Yvan Goll, mort à 59 ans, en mars 1950.

Les noms de Claire et d'Yvan Goll n'ont été longtemps familiers qu'aux amateurs de poésie et à la clientèle, toujours restreinte, des petites revues littéraires. Depuis dix ou douze ans, la présence de ces deux écrivains dans la collection Seghers de « Poètes d'aujourd'hui » a certainement affermi et étendu leur réputation, mais peut-être celle-ci demeure-t-elle moins grande en France que dans les pays de langue allemande, et même moins bien établie qu'elle ne l'est déjà aux Etats-Unis, où l'oeuvre d'Yvan Goll fait l'objet de travaux universitaires et d'éditions critiques.

Cette fortune peut surprendre. Elle n'a cependant rien d'inexplicable. Yvan et Claire Goll ont résidé aux Etats-Unis pendant la dernière guerre et jusqu'en 1947. Il y ont publié plusieurs ouvrages, et Yvan Goll y a dirigé une revue bilingue, Hémisphères, au sommaire de laquelle figurèrent à côté d'André Breton et de M. Aimé Césaire, qui devait un peu plus tard siéger au Palais-Bourbon comme député communiste de la Martinique, M. Roger Caillois, futur académicien, et M. St John Perse, ancien secrétaire général du Quai d'Orsay. Jean Paulhan lui-même, à la meilleure époque de la N. R. F., n'eut pas réussi un plus éclatant assortiment. On conçoit que cet éclat n'ait pas laissé les Américains indifférents, et qu'ayant eu la curiosité de s'informer du directeur d'Hémisphères, ils aient découvert et apprécié la poésie d'Yvan Goll.

Quant à l'intérêt que l'histoire littéraire attache à Yvan Goll et à Claire Goll dans tous les pays germaniques, il suffit, pour le comprendre, de se rappeler qu'ils avaient tous deux débuté comme poètes de langue allemande, lui en 1914, elle en 1917, et que, résidant en Suisse, ils avaient en pleine guerre exprimé des sentiments pacifistes que personne n'oserait leur reprocher aujourd'hui, mais qui les désignaient alors à la réprobation des « jusqu'aux boutistes » de chaque camp.

Quelques précisions biographiques ne seront pas superflues. Né d'un père alsacien et d'une mère messine, Yvan Goll avait passé son enfance en Lorraine annexée. Il avait étudié le droit et la philosophie à l'université de Strasbourg et dès 1913, collaboré aux revues allemandes d'avant-garde, qui prônaient l'expressionnisme. Un de ses premiers poèmes, publié à Berlin au printemps de 1914, exalte l'ouverture du canal de Panama en des termes qui rappelle le Panama de Blaise Cendrars et qui pourtant ne lui doivent rien : le Panama de Cendrars était encore inédit en 1914, si tant est qu'il fut déjà composé, -- ce qui est peu probable. On rencontre, dans Der Panama Kanal, quelques-unes des images d'exubérance tropicale qui parsèment le poème de Cendrars, est aussi les mêmes impressions de fièvre, les mêmes soupirs de lassitude, les mêmes cris d'enthousiasme, les mêmes odeurs de décomposition. Si la critique avait voulu pourvoir d'une généalogie littéraire le jeune poète allemand qu'était alors Yvan Goll, sans doute l'eut-elle apparenté à Walt Whitman à Verhaeren, à l'Apollinaire de Zone et de L'Emigrant de Landor Road. Mais la critique ignorait encore Yvan Goll, dont le Panama était d'ailleurs signé du pseudonyme d'Iwan Lassang. Elle ne s'est avisée de son existence qu'au cours de la première guerre mondiale, sans prendre garde en ce temps-là à la qualité de ses poèmes, se bornant à louer ou à condamner ce qu'elle appelait son humanité ou sa sensiblerie, sa lucidité ou son défaitisme. Goll s'était rangé aux côtés de Romain Rolland en faisant paraître en 1915 à Lausanne un petit recueil d'Elégies internationales, puis en donnant l'année suivante aux éditions de la revue demain, que dirigeait Henri Guilbeaux, un Requiem pour les morts de l'Europe. Il s'était trouvé en Suisse au moment de la déclaration de guerre et avait choisi d'y rester. Comme Romain Rolland, il dénonçait la sottise d'un épouvantable conflit dans les conséquences pèseront encore sur de nouvelles générations. Dans les élégies qu'il dédiait aux peuples belligérants, il disait en 1915 :

« Peuples des chansons militaires ! Rêveurs ! Européens !

« Pourquoi ses matins grelottants sous le clairon, ces campements dans la fraise des bois, les villes énervées du sang lointain, la cavalerie flottante par les brouillards, des routes hagardes traînant l'exode des veuves, des plaines inondées de feu, les enfants sentinelles, les nuits malades et chancelantes à la toux du canon, et puis la pitié des Croix-Rouges ? Pourquoi cherchiez-vous l'amertume et la douleur, le tambour claquant de ses os et la plainte des tombes dans les dunes ?

« Peuples héroïques, vous qui cherchez votre grande bataille,

« Vous avez perdu la plus grande, Européens :

« L'Europe ! »

Les événements se sont chargés de montrer ce que ces versets comportaient de prophétique. Mais dans les années 15, 1617, l'attitude d'Yvan Goll ne le faisait pas considérer comme un prophète. Qu'ils lui fussent hostiles ou favorables, les lecteurs qu'il comptait en Suisse et ceux, beaucoup plus rares, qu'il pouvait avoir en Allemagne et en France, où le contrôle postal et la censure s'opposaient à la diffusion de ce qui s'imprimait à l'étranger, ses lecteurs le regardaient surtout comme un militant d'extrême gauche, pénétrés qu'ils étaient de la conviction que certains sentiments d'humanité impliquent nécessairement certaines opinions politiques. Pour ma part, je ne crois pas qu'Yvan Goll se soit jamais converti à Marx, à Proudhon, à Bakounine ou à Lénine, mais je ne doute point qu'il ait toujours eu en horreur toutes les dictatures, quelle qu'en ait été l'origine, et toutes les tentatives d'hégémonie, quelque prétexte qu'on eut avancé pour les justifier.

Né Allemand en 1991, Goll n'eut pas d'effort d'accommodation à s'imposer pour être Français à partir de 1919. Il était bilingue depuis son enfance. Jusque vers 1930, il écrivit tantôt dans une langue et tantôt dans l'autre, et s'il en vint ensuite à ne composer qu'en français, c'est qu'il lui eut été impossible d'être encore édité dans une Allemagne où les Nazis faisaient la loi. Par bonheur, sa poésie n'a pas souffert d'être réduite aux mots d'une seule tribu. Goll s'exprimait avec autant d'aisance dans chacune de ses deux langues, comme le prouve la version allemande des textes qu'en 1923 il a rassemblés en français dans un des ses meilleurs ouvrages, Le Nouvel Orphée. Sa poétique n'était déjà plus celle de ses pièces pacifistes. Des poèmes comme Paris brûle ou comme Astral, publié en allemand en 1920, puis en français trois ans plus tard, ne rappellent en rien Whitman ou Verhaeren, mais se rapprochent de L'Inflation sentimentale de Mac Orlan, du Voyage en autobus de Marcel sauvage et des Lampes à arc de M. Paul Morand, non seulement par leur modernisme et leur cosmopolitisme, mais aussi par leur écriture précipitée, télégraphique même, et la disparate de leurs images, lesquelles, au demeurant, reflètent beaucoup mieux que ne l'eut fait un texte discursif les ravages et les bouleversements causés dans le monde et dans les esprits de quatre années d'une guerre atroce :

       Attention, Premier round !

       L'Europe et le nègre Zeus se serrent la main

       Caleçon tricolore

       La poitrine humaine cintre un acier rose

       Les appareils Morse ont tous la fièvre

       Quatre poings façonnent l'honneur du monde

       U.S.A. toutes les montres sont arrêtées

       Les usines de munitions ont congé

       Les paquebots stoppent en plein Atlantique

       La statue de la Liberté sourit

       alors une guerre éclate

       des squelettes battent du tambour

       le prix du sucre monte

       enterrements gratuits

       des héros laurés de bandages

       entassés dans des wagons à bestiaux

       portent leur coeur séché

       entre deux feuilles de papier timbré

       Le rapide Rome-Stockholm

       est exclusivement composé de voitures-cercueils

       A cet instant

       devant une table de café

       un GENIE découvre

       l'amour des hommes.

Cette citation, extraite de Paris brûle, en ignorerait-on la provenance, il ne serait pas difficile de la dater exactement, d'y reconnaître le souvenir des fourgons où avaient dû se presser les hommes envoyés à l'abattoir, le rappel des fructueuses affaires conclues après l'armistice par d'habiles spéculateurs, et les échos du tumulte organisé autour de certains matches de boxe disputés à Madison Square.

Je ne puis m'arrêter ici à tout ce que contiennent les deux volume où viennent d'être réunis la plupart des poèmes d'Yvan Goll. Je le regrette, car il n'est aucun de ces poèmes qui, d'une manière ou d'une autre, ne témoigne de la sensibilité de leur auteur. Les vers que dès 1934 Goll consacra à un imaginaire Jean sans Terre toujours en mouvement, sont d'un visionnaire que la seconde guerre mondiale n'aura pas surpris. Les amateurs de chansons populaires, les collectionneurs d'épinaleries ne sauraient s'y tromper : Jean sans Terre, c'est Isaac Laquedem, le Juif errant de la complainte. C'est aussi Yvan Goll lui-même qui, Juif, Alsacien et pacifiste, pressentait qu'il lui faudrait cherchez bientôt refuge hors de notre continent. Je ne soutiendrais pas que cette perspective lui ait été agréable, mais je ne crois pas qu'il s'en soit affligé outre mesure. Il se savait égal à son destin, comme eut dit Apollinaire. Atteint de leucémie, il a voulu rentrer en France pour y mourir. Il commence d'y survivre.

Pascal Pia dans " Carrefour " mercredi 8 mars 1972, repris dans :

Pascal Pia : Feuilletons littéraires ( tome 2 ) 1965-1977 . 937 pages

Yvan Goll et Claire Goll p.588 à 594

Fayard - novembre 2000

Jacques Audiberti : Dimanche m'attend

sur Claire et Yvan pages 61 - 190 - 195 /196

p.61: Englouti depuis des millénaires surgissent sous les espèces de quelque livre de leur cru, des amis qui trépassèrent. Oh! Ils ne me reprochent rien. Devrais-je me reprocher de ne pas les avoir aimés ? Yvan Goll, à qui la peur octroyait de sombres ailes... Yvan Goll, quand il habitait l'île Saint-Louis, n'avait qu'à s'envoler par dessus la moitié de la Seine pour atterrir rue des Rosiers, se procurant, là, des nourritures juives qui me soulevaient le coeur à vomir, trop chargées en sacramentel...

p. 195 Le visage de Claire Goll, martyrisé par les années, brille de retours de beauté sous la chevelure chauffée au rouge. Elle me reproche de ne rien faire pour la mémoire d'Yvan Goll, son mari. Que pourrait-on faire ? Il était peureux, malheureux, un véritable arbre humain aimanté à convoquer sur lui les rafales policières et militaires de l'Allemagne dont la langue était aussi la sienne. Il écrivait de bons vers et sa femme de beaux romans. Claire Goll et Yvan Goll habitaient, un temps, l'île Saint-Louis. Un léger saut par-dessus la moitié de la Seine et l'on était rue des Rosiers, ou un homme au poil noir vendait trois citrons dont le jaune strident dialoguait avec son melon noir. Alors le quartier juif éclatait d'une inexpiable intensité dans sa propre ressemblance, les carpes dans le tonneau, les bouchers barbus sous un feutre noir, partout Rebecca perruquée, sur le ciment de la rue des enfants avec des oreilles de cerf, et de vieux hommes la face gonflée de gésiers d'oie, et des kabbalistes barbus au visage parfois classique, aquilin, à peine frotté de tartare, l'ivresse d'un printemps qui montait de cette Fête-Dieu à longueur de semaine et de journée, et Yvan, bizarre prénom russe à majuscule bretonne, ramenait quelques emplettes...

Alain Bosquet  :

In memoriam Yvan Goll

Poète aux interstices

Plus seul qu'un verbe vêtu de corbeaux,

plus seul qu'un mot blessé,

plus seul qu'un vent perdu dans les érables,

je viens, je ne viens pas,

je passe et ne veux point passer.

Tout un langage doit mourir.

Et tant de voyageurs se sont repus

d'une presqu'île aveugle !

Une écorce proteste :

" Il rompt ce pain d'oiseaux,

il corrompt cette bible d'écume."

Quelqu'un - vous, tiges qui cachez les aubes,

vous cendres chevelues comme les jeux de la terreur -

osera-t-il raccommoder ce peu d'espace ?

Les sables me haïssent :

je leur apprends qu'ils deviendront la chair.

Et l'eau a peur de vivre :

je lui ai dit de se changer en sang

pour nourrir l'horizon,

pour conduire le fleuve

où le fleuve n'a pas le droit d'aller.

Je suis si seul,

je paie cher le voisinage du poème.

Je triche, en dépouillant mes compagnons :

la lumière bossue,

la cascade qui souffre d'insomnie.

Un peu d'azur myope ! Une poignée de bêtes rondes !

"L'homme est trop grand, l'homme corrige le tangage" :

ainsi je parle, ainsi je donne de fausses nouvelles

à la comète, au silice, au caillou.

Plus seul que le mensonge,

ô ma rosée que je nomme couleuvre !

Plus seul, dissous.

Mes meilleurs mots se couchent sous l'ortie,

mes plus vertes syllabes rêvent,

et c'est d'un très jeune silence,

et c'est de quelque attente douce,

et c'est d'une tristesse chaude et sans musique.

J'ai fait l'apprentissage

- si gras, si décharné, contradictoire et dur -

de mes limites.

Quelqu'un disait : "Buvez les poisons des étoiles" ;

quelqu'un d'autre : "Il est temps de changer de défi."

Plus tard, mon univers,

m'ayant quatre fois salué comme un ami,

s'est suicidé ;

puis mon ciel est rentré dans mon crâne :

sa conquête y a lieu tous les jours

à l'heure des algèbres

et des mers mortes.

Je recommence

mon seul périple :

celui d'une tiédeur,

en étranglant parfois la moindre image,

et parfois en jouant à pile ou face

Je ne sais quel faubourg de ma faible mémoire.

Je ne suis plus que ton intrus penseur,

ma chair !

Je ne suis plus que ton faux paysage,

ô ma conscience

qui n'a ni souffle ni poumon !

Et j'interdis à mes poèmes

de traduire les arbres :

est-ce pour que les arbres restent purs,

ou pour que les poèmes

ne se contentent pas de branches, de bourgeons ?

"Ton spectacle est cruel, il donne froid",

me disent quelques frères,

"tes fables ne respirent qu'en novembre,

et ton silence , bref comme un lézard,

congédie la colline

qui lui présente ses mouettes."

Or doute à doute, or dédain à dédain, or mal de coeur à mal de coeur

je bâtis mon palais sans façade ni mur.

Je suis chez moi parmi l'opprobre.

Ah ! l'hospitalité de n'être rien !

Ah ! le bonheur de s'offrir à l'oubli

comme on s'offre à des fleurs pour être leur pollens !

Et mon désert, fait de rires tués,

devient fertile

car s'il invente,

il refuse aussitôt d'inventer.

L'espace mon ortie,

l'espace mon insecte,

je t'apprivoise

- un oeil suffit,

ou la main sans les doigts,

ou l'âme privée de son âme -

d'ici sans me lever,

d'ici sans te décrire,

sans même aller à l'autre porte

d'ici.

Alain Bosquet

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Claire & Yvan GOLL
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