Jules Romains Eloge funèbre d'Yvan Goll 2 mars 1950
Discours prononcé aux obsèques d’Yvan Goll par M . Jules Romains de l’Académie Française
( 2 mars 1950 )
L’homme qu’était Yvan Goll , je ne l’ai vraiment connu qu’à New-York , où nous nous trouvions ensemble pendant la Guerre .
Je connaissais depuis longtemps le poète , que j’avais en haute et singulière estime . Mais l’homme n’était encore pour moi qu’une silhouette , il me restant à découvrir.
Ses amis le savent : c’était un être d’une étonnante séduction . Sa voix , son regard , l’expression permanente de son visage , faisaient appel à ce qu’il y avait en vous de moins offensif , de moins sur le qui-vive , de plus volontiers confiant et abandonné . Je ne l'ai jamais entendu parler avec amertume de rien , ni de personne . D'abord il parlait peu. Pour mieux dire il ne prenait jamais la parole . Il attendait qu’un silence des autres vint la lui offrir .
Il était si naturellement modeste qu’on oubliait de s’en apercevoir . Quand je songe à tous ceux dont chaque phrase est un rappel de leurs mérites , où des injustices qu’on leur a faites , ou des hommages que tout de même ils ont recueillis , mais qui ne sont qu’un faible acompte de ceux que leur doit un avenir réparateur !
Yvan Goll ne plaignait pas . Ou plutôt une espèce de plainte sortait bien de l’être qu’il était , mais à son insu . S’il en avait eu conscience ; il s’en serait excusé comme d’une indiscrétion .
Dans ce New-York des années de guerre , il était comme un exilé , ainsi que d’autres , ainsi que nous . Mais l’exil ne semblait pas avoir de quoi le surprendre, ni de le décontenancer . Pour le poète de Jean Sans Terre , l’exil n’était pas un accident . C’était une sorte de vocation . L’on peut dire qu’il ne n'y perdait Pas . Il s’y retrouvait .
Aux événements du monde dont nous parlions ensemble, il vouait la même malédiction que nous . Il ne jouait nullement à leur égard l’indifférent ni le détaché . Mais il leur opposait malgré lui comme une grâce intemporelle .
Je 1’ai revu à Paris . Sa maladie ne lui laissait , je crois , aucune illusion .Il n’aurait pas fait aucune difficulté à vous déclarer :
"Oh ! ma mort n’est plus qu’une question de temps". Mais il l’eût dit avec un sourire si désarmé , si bienveillant , qu’on eût soudain pensé que la mort , pas plus que l’exil , n’avait sur lui le même effet de désarroi , le même pouvoir de morsure , que sur d'autres .
Pour le poète qu’a été Yvan Goll , je m'en voudrais de traiter de lui en si peu de mots, de paraître expédier un éloge cursif et de circonstance . Ce que je tiens à dire , en m’inspirant de la modération et de la pudeur qu’il montrait , c’est que peu de poètes de notre temps ont été moins superflus . Je n'ai jamais rien lu de lui qui ne me semblât nécessaire , justifié , dicté . Rien qui , du même coup ne fût intéressant et émouvant . Ce sont là deux épithètes qui peuvent paraître faibles aux amis de l’emphase . Je leur attache pour ma part beaucoup de prix , et ne les décerne , dans la vérité de mon cœur , qu’à un tout petit nombre . Bien des poèmes d’Yvan Goll ont de grandes chances d’être durables .
Une raison particulière qu’ils ont de durer est qu’Yvan Goll, sans l’avoir prémédité ni cherché , se trouve avoir exprimé tout à la fois , d’une manière indissoluble , lui-même et son époque , le tournant du vivant qu’il était , et le tournant de l’âge où il lui était imposé de vivre .
Certaines de ses strophes pourront devenir des épigraphes au-dessus des portes de fer de notre temps . Quel plus bel éloge à faire d’une poésie qui n’a eu d’autre ambition , d’autre soin , que d’être personnelle ?
Enfin que Claire me permette de lui affirmer avec quel sérieux , quelle profondeur , la perte d’Yvan Goll est ressentie par nous , et combien sa mémoire sera pour nous non affaire de mots , mais chose dense et vivante .
Et laissez-moi jeter sur sa tombe ces trois strophes qu’il écrivait il y a quinze ans :
Qu’il est difficile
D’être seul et grand :
Là-bas mille villes
Te rappellent : Jean
Vite il faut descendre
Plein de repentir
Dans la nuit de cendre
Aller se blottir
Là-bas ! Jean sans Terre !
Pas ici ! Là-bas
Sont les joies entières !
Là où tu n’es pas !
Jules Romains
2 mars 1950